Face aux enfants des confinements

C’est une curieuse génération qui passe actuellement entre les mains des professeurs, elle a quelque chose à voir avec la génération « ardente, pâle, nerveuse » qu’évoquait Musset. Les confinements lui ont de fait donné la pâleur et la nervosité des enfants du siècle. Mais comme dans toute jeune génération, il y a une ardeur, une volonté de vivre qui ne parvient pas à s’épanouir et s’alanguit dans les mondes virtuels que lui offre la technologie.
Dans la crise que nous vivons l’école semble être devenue un véritable paradoxe pour nos élèves (je ne parle ici que des lycéens et collégiens que je côtoie tous les jours). Elle est toujours ce lieu de sociabilité mais l’on doit y établir de la distance, elle est encore ce lieu de transmission alors que la pratique virtuelle nous a laissé penser que l’on pourrait s’en passer. Elle est enfin ce lieu où l’on est sensé apprendre mais où l’on transmet de moins en moins.

De la distance avant toute chose

Qui saura la souffrance que c’est pour un professeur dont le métier est justement le contact, que de porter, en cours, ce masque qui efface les sourires, les émotions ! La première distance est là : pour la première fois de ma carrière, je ne connais pas le visage de mes élèves ! Eux-mêmes de leurs propres aveux ont du mal à s’identifier les uns les autres et se retrouvent heureusement (en ce qui concerne les lycéens, du moins) sur des groupes de classes virtuels. Mais à combien de malentendus, de craintes, ce masque conduit-il ?
Ajoutons à cela que, dans l’immense majorité des établissements, les réunions qui nous permettaient de rencontrer les parents, de nuancer le sens d’une note ou d’un résultat, d’encourager ce qui doit l’être, d’alerter sur tel ou tel problème, n’ont pas eu lieu. Nous avons beau faire preuve d’humanité, cet écran d’humanité qu’est le visage humain est masqué, la télé est devenue radio et laisse place à l’imagination, « maîtresse d’erreur et de fausseté ».
Il nous faut donc nous montrer particulièrement « bienveillants », pour utiliser un adjectif à la mode que les circulaires diverses – en particulier celles qui régissent l’évaluation des examens –  ont complètement vidé de son sens. Bienveillants certes, mais bienveillants pour quoi faire ? Pour transmettre et montrer l’utilité de la transmission.

Une panne de transmission

S’il est bien une dimension du métier qui fonctionne mal en ce moment, c’est la transmission. J’ai l’impression, dans le nord de ma Bretagne, de vivre en un lieu privilégié et pourtant… Que je me fie à mes propres constats, que j’écoute mes collègues du collège ou du lycée. Les performances de nos élèves sont désespérément basses.
Quelques exemples très simples : mes collégiens de quatrième ne savent distinguer un conditionnel d’un futur ou d’un imparfait. Si je leur propose une dictée qui comporte des homophones de [sƷ], soixante pour cent d’entre eux feront une faute au dit « ces »… Mes élèves de terminale ne comprennent pas la logique de composition d’un paragraphe argumentatif, ne parviennent pas à lire une œuvre aussi simple que Les Robots d’Isaac Asimov. Il faut entendre le désarroi de mes collègues qui enseignent l’art de la dissertation en première.
Est-ce donc, comme on l’entend parfois dire, que le QI humain est en baisse ? Je ne le crois pas, il me semble que nos élèves sont en plein désarroi. Les médias nous assènent à longueur de temps le nombre de victimes à l’actif de la pandémie, nous répètent jusqu’à plus soif à quel point le changement climatique va s’avérer désastreux. Alors que pèse l’accord du participe passé dans un tel contexte ?
Je réponds généralement aux objecteurs d’accord, que ce participe passé pèse lourd, très lourd. Que même si nous vivons une crise, nous restons humains, une petite part de l’humanité, francophone de surcroît ! Jamais, je crois, je n’ai dû autant faire appel au sens pour faire passer mes exigences désuètes.

Tu as besoin de la grammaire pour
1) t’auto-corriger,
2) apprendre une langue étrangère en t’économisant,
3) analyser efficacement un texte (et donc le comprendre), 4) être toi-même un potentiel transmetteur de ta langue qui, on peut l’espérer, ne va pas s’éteindre avec toi.

Et nous répétons et répétons encore… Et cela finit par marcher, les résistances tombent, les collégiens apprennent leur conjugaison, les lycéens lisent Pétrarque sans conviction d’abord, puis riches de vérités dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence.

Le savoir au cœur de la transmission

Parce que ce que nous avons à transmettre, ce sont avant tout des savoirs. Des savoirs qui au premier abord semblent désuets, sans aucun intérêt immédiat. Et pourtant…
À nous de montrer qu’ils sont notre histoire, qu’ils fondent notre complexité, notre liberté. Quoi de plus ridicule que d’apprendre à des élèves de première comment accentuer un vers, la différence entre un alexandrin binaire et un trimère ! Oui, mais comment faire comprendre la revendication d’un Victor Hugo au sujet de l’alexandrin ternaire ? Et que derrière cette revendication se nichait quelque chose de beaucoup plus grand, plus large, plus vaste et engageant : la question de la liberté de l’artiste.
Et que, comme il le montre plus tard dans la préface d’Hernani, la liberté de l’artiste, au sein d’une société, est concomitante à l’exercice de la liberté tout court. Et comment ne pas songer à la liberté des artistes d’aujourd’hui ? CQFD : « Ah ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez vous pas ? Ah ! Insensé qui croit que je ne suis pas toi ! »
Dans cette période où nous pouvons douter, où certains de nos élèves à l’abri de leurs ordinateurs ont pu croire qu’ils pouvaient se passer de nous, nous n’avons jamais été aussi indispensables, essentiels et porteurs d’espoir, à la condition que nous soyons armés d’une certitude : nous sommes les passeurs d’un savoir essentiel – une somme d’héritages – et nous ne devons pas renoncer.

Stéphane Labbe

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Un commentaire

  1. Garder en tête que nous sommes des passeurs. Tu as tellement raison. Merci pour ces belles paroles lourdes de sens. L’avenir est devant nous, regardons-le avec l’espoir au cœur

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