Georges Perec par Claude Burgelin :
contre la disparition

Mort jeune, à quarante-cinq ans, Georges Perec laisse une œuvre considérable. Ayant perdu son père en 1940, et sa mère à Auschwitz, il écrit contre l’amnésie. Dans la biographie de Claude Burgelin transparaît son goût pour l’infra-ordinaire.
Par Norbert Czarny

En 1988, Claude Burgelin consacrait un premier essai biographique[1] à Georges Perec. Le volume paru en février est d’une tout autre envergure. Ce professeur de littérature française y témoigne de ce qu’il doit à David Bellos, l’auteur de la première biographie de Perec, Une vie dans les mots[2], qui a été revue et enrichie en septembre 2022.

Si son essai creusait des pistes diverses, sa biographie littéraire tisse des liens et dévoile ce qui se cache dans le tapis perecquien. Elle met en lumière ce qui ne se voyait pas toujours, révèle les cassures, les failles et les éclats qui jaillissent d’un gouffre. Car Georges Perec est à la fois célèbre et méconnu. Il est l’auteur de Je me souviens, exercice de mémoire repris en classe ou en atelier d’écriture, trop souvent rendu banal. Il est admiré pour la performance de La Disparition, où la lettre E, la plus utilisée de la langue française, est absente de ce roman long de plus de deux cents pages. Une contrainte, qui, une fois encore, a inspiré plus d’un formateur ou professeur, le trésor de l’Oulipo se réduisant souvent à des exercices formels.

Perec représente bien plus que ces quelques incontournables. «L’œuvre et le parcours mental de Georges Perec s’organisent pour une bonne part autour de trois pôles, présente Claude Burgelin, au début de l’ouvrage : la mémoire absente d’une langue originelle perdue, manque qui fonde sa relation à l’écriture et à la lettre ; l’image de la clôture, cet enclos – chambre, immeuble, île – dans lequel tournent plusieurs de ses livres (Un homme qui dort, La Vie mode d’emploi, W ou le Souvenir d’enfance) ; la reprise d’un même mouvement : recommencer à commencer, principe moteur de presque toute l’œuvre ».

Orphelin à six ans

Ainsi peut se décliner une œuvre qui entrelace ces trois fils ou lie ces pôles. Elle mêle le jeu et le sérieux, la pure fantaisie et le tragique. Georges Perec naît en 1936, à Paris, dans une famille juive habitant rue Vilin, dans le quartier de Belleville. Il connaît à peine son père, mort lors de la bataille de France en 1940. Il connaît à peine plus sa mère. Il est séparé d’elle au printemps 1942. Il n’a pas encore six ans et ne gardera aucun souvenir de cette Cécile qui ne comprend pas bien ce qui arrive. Cécile, du latin caecilia qui signifie aveugle, rappelle-t-il en déplorant la cécité de sa mère, tentant sans succès de franchir la zone de démarcation, finalement arrêtée par les sbires de Vichy, un matin de 1943.

Après la guerre, le jeune garçon apprend la « disparition » de sa mère : « Perec est contraint d’en rester à cet arrêt sur image absente d’une mère dont la mort a été signalée seulement par ‘‘un acte de disparition’’, émis officiellement le I9 août 1947. Une mère jamais morte, mais pour toujours ‘‘disparue’’. Effacée de la mémoire de son fils et presque absente des paroles de ses proches. De son histoire, de celle de cette famille, à peu près rien ne lui a été dit. Le mot de « ‘‘disparition’’ accolé au destin de sa mère est à sa façon un trompe-l’œil. II voile ou escamote la réalité de ce qui eut lieu : le trajet dans le wagon à bestiaux, les SS et leurs chiens, la mise à nu, le gazage dans la chambre à tuer. Tout cela s’envole avec le mot ‘‘disparition’’ ».  Voiler, escamoter, c’est aussi le travail de l’écrivain, jouant sur le faux et le vrai, sur la fuite, sur l’oblique. Mais travaillé par une douleur que seule la psychanalyse, et sans doute l’écriture, atténueront.

Troubles sur le nom

Claude Burgelin met en relief le trouble qui existe au sujet du nom même de l’écrivain, dont le père s’appelait Peretz. Il avait déjà abordé la question dans Les Mal Nommés[3], il en montre ici les effets : « Qu’il s’agisse du patronyme, de ce qui arrime dans la transmission, de ce qui ancre dans des lieux et des temps, Perec a eu affaire à du troublé et de l’embrouillé. On ne s’étonnera pas de le voir rechercher en même temps ce qui simplifie (énoncés clairs, façons d’aller droit au but) et ce qui rend complexe, labyrinthique, ce qui se révèle à multiples fonds. L’histoire de son cheminement obéit à ce double magnétisme – la netteté élémentaire, les trajectoires secrètes – qui oriente toute son écriture. » Comment, en effet, savoir qui l’on est quand on peut être autant de noms ?

Cette question du nom propre rencontrera un écho certain dans la plupart des livres de Perec, et plus encore dans ces Récits d’Ellis Island que filme Robert Bober. Les immigrants qui arrivaient aux États-Unis de l’Europe entière voyaient leurs noms composés de nombreuses consonnes s’américaniser dans l’île qui conduit à New York. Perdre des lettres, c’est sans doute renaître, mais cela commencer par l’effacement d’un passé.

« La netteté élémentaire », elle est à la fois dans l’organisation méticuleuse de l’écrivain, et dans ses textes. Pour en juger, on relira par exemple ses « Notes concernant les objets qui sont sur ma table de travail » dans Penser/classer[4] ou Espèces d’espaces[5], exploration méthodique des lieux les plus communs, de la page au monde en passant par la chambre et la rue. Ces textes ou livres ont quelque chose d’à la fois évident, de lumineux. Sans doute parce qu’ils parlent de ce qui nous est commun, à savoir le lieu cerné, limité, voire clos, séparé. Mais aussi parce que ces textes sont générateurs d’écriture, de création. On ne devient pas forcément écrivain en reprenant les procédés ou les thématiques de Perec, mais on y trouve au moins le plaisir de bâtir selon des règles simples. Or, souvent, celui qui écrit est l’enfant qui a joué aux jeux de construction. Chez Perec, le joueur respecte des règles, et les transgresse avec malice, toujours. Game et play dit-on en anglais.

L’infra-ordinaire

Un recueil constitué d’articles donnés à des revues plus ou moins connues rassemble ce que l’on pourrait qualifier approximativement de sociologie perecquienne : c’est L’infra-ordinaire. Perec n’a jamais cherché à faire le sociologue, et qui a lu Les choses sous cet angle en 1965 s’est fourvoyé. Il a connu et fréquenté Jean Duvignaud (son professeur à Éampes), il a lu Roland Barthes (et en particulier Mythologies ou Éléments de sémiologie), il a étudié les œuvres de Henri Lefebvre, côtoyé Paul Virilio, intéressé par les réflexions de chacun sur la vie quotidienne et l’espace. L’infra-ordinaire est aussi un formidable générateur d’écriture et de pensée : « ‘‘Approches de quoi ?’’ […] ouvre désormais le recueil […] Un articulet – à peine cinq pages – où, en quelques paragraphes, il esquisse une sorte de révolution copernicienne. Affirmant son refus de ce qui fait le fonds de commerce des médias, ‘‘l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire’’, il prend à sa façon la proposition soixante-huitarde de ‘‘changer la vie’’ au sérieux. ‘‘Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien, […] parlent de tout, sauf du journalier.’’ Ce qui se passe vraiment, c’est ‘‘le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel’’, ce que nous ne savons ni décrire ni interroger ». Cet Infra-ordinaire inspirera nombre d’écrivains, de plasticiens, de même qu’Espèces d’espaces a généré de nombreuses recherches et créations dans le domaine de l’architecture, du paysage ou de l’écriture. L’œuvre d’un Philippe Vasset[6], voire celle de Jean Rolin[7], en sont deux exemples parmi d’autres.

Chez Georges Perec, l’énumération est l’exercice premier qui permet de rendre compte du monde. Il n’est pas nécessaire de développer. Il faut ordonner, selon des principes plus ou moins visibles puisque, là aussi, le jeu importe. L’enfant qu’il était adorait lire, allongé sur le tapis, ce Jules Verne usant poétiquement de cette figure de rhétorique. Adulte, il lit Rabelais, Sterne et Raymond Roussel. Dans son panthéon, se trouvent à la fois les grands romanciers populaires, dont Dumas, et ceux qu’il citera, à qui il empruntera, comme Flaubert et tant d’autres, tous auteurs dont l’ironie lui paraît la vertu cardinale. Parmi les vrais contemporains de Perec se trouve Kundera et son Art du roman, ainsi que Danilo Kis, son « cousin » des Balkans, traducteur des Exercices de style et auteur d’une œuvre aussi exceptionnelle que méconnue[8].

Travailleur infatigable

Georges Perec est un infatigable travailleur, toujours occupé à des projets qu’il présente à certains de ses correspondants, tel Maurice Nadeau, son premier éditeur pourtant peu convaincu par Les Choses. La lettre qu’il lui adresse en 1969 fait le point sur ce qu’il entreprend ou désire entreprendre, et notamment des textes autobiographiques comme « L’Arbre ». Ce livre envisagé, nous ne le lirons jamais.

L’écrivain présente aussi son programme dans ses « Notes sur ce que je cherche », et qui témoigne de son éclectisme, de son envie de cultiver tous les champs (la métaphore agricole apparaît dans ces notes) : « Si je tente de définir ce que j’ai cherché à faire depuis que j’ai commencé à écrire, la première idée qui me vient à l’esprit est que je n’ai jamais écrit deux livres semblables, que je n’ai jamais eu envie de répéter dans un livre une formule, un système ou une manière élaborée dans un livre précédent. » Perec risque tout, remet en jeu ce qui semble acquis. Ainsi, après Les Choses, lauréat du prix Renaudot en 1965, il écrit Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, dans lequel il joue en virtuose avec les figures, inspiré par le Queneau des Exercices de style.

Les deux sens du W

Parmi ses livres les plus importants, mal compris par le public sur le moment, et donc passés presque inaperçus, il faut distinguer W ou le Souvenir d’enfance dont Claude Burgelin livre une analyse serrée, précise. Le livre connaît deux temps. D’abord en 1971, Perec livre à La Quinzaine littéraire un feuilleton d’été sur W, île ou colonie dans laquelle se déroulent des sortes d’olympiades qui n’auraient pas déplu à Pierre de Coubertin. Peu à peu la réalité apparaît : cette utopie, située du côté du Chili, ressemble beaucoup à ce que nous avons vu en Europe centrale et orientale pendant la guerre. Les camps nazis jamais nommés, et dont Perec avait appris l’organisation par L’Espèce humaine de Robert Antelme surgissent du gouffre par la métaphore.

Du temps passe, que Burgelin évoque, soulignant que le blocage est d’une grande violence. Pérec s’en explique : « Le projet d’écrire mon histoire s’est formé presque en même temps que mon projet d’écrire. » Burgelin prolonge son analyse : « En passer par une narration à la première personne aurait pu paraître aller de soi. […] Écrire ‘‘ je’’, l’écrire en le lestant, en le faisant sonner juste, a été pour Perec une difficile et lente conquête.

Quand enfin le livre paraît, constitué de deux récits apparemment sans rapport, le « il » et le « je » se font écho. W, la lettre si souvent utilisée par l’écrivain, c’est Vilin et Villard. La première est la rue d’une enfance enfouie, trouée. La deuxième, c’est Villard-de-Lans, le lieu des années qui suivent la brisure. C’est la cachette et les chambres de pensionnat qui rappellent l’œuvre d’un autre adolescent caché, George-Arthur Goldschmidt, écrivain et traducteur (notamment de Handke et de Kafka[9]). Perec invente un autre mode de l’autobiographie, à travers ce récit fragmentaire et lacunaire, comme si des îlots de mémoire émergeaient du silence. Le manque est là, toujours, qui provoque la souffrance et, aussi bien, permet de créer. Il le dit au moment d’Espèces d’espaces : « Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »

La consécration

La Vie mode d’emploi, énorme roman écrit en moins de deux ans, témoigne de sa virtuosité autant que de son art de mêler le faux et le vrai, dans des jeux subtils. C’est le roman de la consécration, couronné par le prix Médicis en 1978. Au même moment, et les similitudes ne manquent pas entre eux, Modiano reçoit le Goncourt pour Rue des boutiques obscures.

L’art de la construction préside à ce roman qui embrasse tous les genres, qui rassemble Dumas et Thomas Mann, cite, parodie ou plagie Flaubert. Et pourtant, là aussi, les masques de Georges Perec n’empêchent pas son visage d’apparaître. Il le disait à sa façon, au début de W ou le Souvenir d’enfance : « Je fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait pas ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert ». Son ami Robert Bober transpose la phrase dans Quoi de neuf sur la guerre ?[10]

« Je me demande où se cache la blessure secrète, où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? C’est dans cette blessure – inguérissable puisqu’elle est lui-même – et dans cette solitude qu’il doit se précipiter, c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaires à son art, évoque Claude Burgelin. Ces lignes sont extraites du Funambule de Jean Genet. Au moment où Perec se livre à un exercice de funambulisme littéraire, elles me paraissent cerner les ressorts intimes de son élan créateur. C’est bien ‘‘l’inguérissable’’ blessure du manque qui donne ici ‘‘force’’, ‘‘audace’’ et ‘‘adresse’’ à son art, blessure convertie en verve insolente et en drôlerie époustouflante. Lorsqu’il édifie le roman-immeuble de La Vie mode d’emploi, il se donne pour guide un ‘‘Cahier des charges’’ ou il fait du manque et du faux deux bases essentielles de sa construction. »

L’univers de l’alphabet

Homme de lettres. C’est l’expression qui définit le mieux Perec. Non pas au sens où on l’entend souvent, avec bicorne sur le crâne et pose avantageuse en intérieur cossu, dans des magazines sur papier glacé. Non, au sens où les lettres de l’alphabet constituent un univers fabriqué de toutes pièces. Perec aimait chacune des voyelles et consonnes, les ayant apprises comme s’il était étranger. Et à la façon de Romain Gary ou de Samuel Beckett, il l’était. Sa langue maternelle aurait été le yiddish, s’il avait eu le temps de l’entendre. Alors il a lu Jules Verne, ouvert de grands yeux pour regarder, mais aussi Michel Leiris, pour faire des 26 lettres anagrammes et autres voltiges. Il aimait aussi les mots, et si l’on veut savourer sa langue pourquoi ne pas regarder Série noire, le film d’Alain Corneau dont il a écrit les dialogues. C’est drôle, et triste en même temps. Comme souvent chez ce grand écrivain.

N. C.

Claude Burgelin, Georges Perec, Gallimard, 432 p., 24 €


Notes

[1] Collection Les Contemporains, Seuil.
[2] Georges Perec, Une vie dans les mots, Seuil, 2022.
[3] Les mal nommés, Duras, Leiris, Calet, Bove, Perec, Gary et quelques autres « La librairie du XXIème siècle » Seuil 2012
[4] Collection « Essais », Point, 2020
[5] Collection « Librairie du XXIe siècle », Seuil, 2021
[6] Par exemple, Un livre blanc, Fayard, 2007 
[7] La traversée de Bondoufle, P.O.L., 2022
[8] Mark Thompson, Extrait de naissance. L’histoire de Danilo Kiš. Trad. de l’anglais par Pascale Delpech, Noir sur Blanc, 600 pages, 26 €.
[9] Voir par exemple Le recours, Verdier, 2005
[10] https://www.ecoledeslettres.fr/fiches-pdf/robert-bober-quoi-de-neuf-sur-la-guerre-etude-integrale-sequence/


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Norbert Czarny
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