Jean Echenoz, l’élégance mélancolique de la narration

Les Éditions de L’Herne consacrent un « Cahier » à Jean Echenoz et une œuvre « qui n’a cessé de déplacer ses enjeux pour interroger de nouvelles formes narratives », chaque nouveau roman éclairant d’une manière nouvelle les précédents. Traversée avec l’appui d’auteurs comme Maylis de Kerangal, Tanguy Viel et Laurent Mauvignier.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Les Éditions de L’Herne consacrent un « Cahier » à Jean Echenoz et une œuvre « qui n’a cessé de déplacer ses enjeux pour interroger de nouvelles formes narratives », chaque nouveau roman éclairant d’une manière nouvelle les précédents. Traversée avec l’appui d’auteurs comme Maylis de Kerangal, Tanguy Viel et Laurent Mauvignier.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Un écrivain devient classique quand l’université s’en empare. Pour le meilleur, la transmission au plus grand nombre, ou le pire, les recherches obscures et jargonnantes. Le « Cahier de l’Herne » consacré à l’écrivain Jean Echenoz, ce mois de septembre 2022, auquel de nombreux universitaires ont contribué, échappe à l’écueil de l’obscurité. Une des études stylistiques proposée sous le titre « Echenoz épithète » est à la fois savante et nourrie de citations analysées avec finesse et même autodérision.

Chercheurs et professeurs ne sont pas les seuls à éclairer l’œuvre du romancier : des écrivains, musiciens ou plasticiens, souvent amis, toujours proches, y évoquent leur Echenoz. Outre les contributions de Jean-Christophe Bailly, Maylis de Kerangal ou Gérard Titus-Carmel, on peut y lire celles d’auteurs publiés après lui par les Éditions de Minuit. Sans se ménager, se décrivant en mélancolique ou dépressive (avec l’humour qui sied), Julia Deck, par exemple, raconte sa rencontre avec l’écrivain et ses textes, sa phrase, ses mots. Laurent Mauvignier explique, pour sa part, en quoi, bien que très éloigné par son œuvre de celle de Jean Echenoz, il garde quelque chose en lui d’« echenozien ».

La contribution de Florence Delay donne une clé sur deux romans de l’auteur situés dans le Sud-Ouest, son lieu d’attache : Un an et Je m’en vais. Qui les a lus dans cet ordre sait que les personnages de Victoire, Ferrer et Delahaye (ou Baumgartner) se cherchent ou se poursuivent dans les deux intrigues. « La sensation agréable d’être mené par le bout du nez tourne au léger désagrément, à la fin, de se dire qu’on n’a rien compris », commente Florence Delay. Un effet en réalité provoqué par bien des romans de l’auteur. Mais qui a tout compris au Grand Sommeil et aux autres romans noirs de Chandler ?

L’élégance mélancolique de la narration

On ne peut résumer un roman d’Echenoz, excepté peut-être les « vies imaginaires » qu’il a consacrées à Ravel dans le roman éponyme, à l’athlète Zatopek dans Courir, et à l’inventeur Tesla dans Des éclairs. Pour le reste, la profusion est l’une des marques de ce romancier qui a comme sauvé le genre après l’impasse du « Nouveau Roman » (abstraction de nombreux textes, théories fumeuses telles la « textique » de Jean Ricardou…), et des avant-gardes qui lui succèdent, comme le groupe TelQuel, manifeste anti-sartrien fondé en 1960 aux éditions du Seuil.

Echenoz renoue avec le récit, avec l’intrigue, avec le « jeu » tel que Denis Diderot, Laurence Sterne et avant eux Charles Sorel ou Antoine Furetière l’avaient imaginé. Pas seulement le jeu entendu comme activité ludique, amusement, mais au sens où l’on met du jeu dans ce qui serait, sinon, trop mécanique, trop figé. Comme l’écrit Dominique Viart, « Echenoz divertit » et cela rejoint la perception de Florence Delay : « Il détourne le lecteur de ses attentes. »

Jean Echenoz n’est pas seulement un classique parce qu’on mène des recherches sur son œuvre, mais parce que sans être un auteur grand public, il a ses lecteurs qui apprécient son inventivité, sa singularité et son ancrage dans la tradition littéraire. Des adeptes en somme de « l’élégance mélancolique de la narration » que décrit Dominique Rabaté.

La filiation principale est celle de Gustave Flaubert dont il pastiche, dans Je m’en vais, le fameux paragraphe sur les voyages de Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale. Même distance face à la société observée pourtant de près, même goût pour l’ironie et sens du comique, même goût pour la phrase, l’unité par quoi tout commence. Pour reprendre l’écrivain lui-même : « Il s’agit que l’action soit dans la construction du roman, dans la phrase, dans le rythme et les sons, à tous les niveaux du texte. »

L’arpenteur

On le voit à son usage de l’alexandrin, plus fréquent qu’on ne le croirait. Vie de Gérard Fulmard, qui paraît en édition de poche cet automne, montre à sa manière où va se loger le goût du romancier pour l’auteur de Bérénice. Les inédits de Jean Echenoz qu’on lira dans ce « Cahier de l’Herne » donnent à voir combien ce travail sur le son, par exemple, lié à son goût pour les musiques, est important.

Jean Echenoz écrit au long cours ; l’épisode du satellite qui tombe sur un supermarché de la porte d’Auteuil n’est pas né avec cette Vie de Gérard Fulmard, dernier roman en date de l’auteur. Un article de 1990 en atteste. Les carnets du romancier sont souvent illustrés de croquis. Dans la première version, Echenoz accumule de la documentation, collant dans son cahier des articles de presse. Tout peut servir. Encore que seul 1 % de cette documentation sera utilisée. Les textes naissent ainsi de curiosités, de préoccupations ou de questionnements contradictoires ou sans lien les uns avec les autres, beaux au fond « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », pour reprendre la formule fameuse de Lautréamont.

Echenoz est aussi et surtout un grand flâneur, arpenteur des rues de Paris. Dans un article aussi riche qu’amusant, l’écrivain Philippe Vasset, auteur entre autres d’Une vie en l’air (Fayard, 2018), met en lumière cet aspect de l’œuvre. Si Echenoz a choisi Minuit comme éditeur, ce n’est pas par admiration pour Robbe-Grillet, mais pour Jacques Hillairet, auteur du Dictionnaire historique des rues de Paris (1960). Quand Jérôme Lindon était au bord du dépôt de bilan, ces deux volumes ont pu assurer des revenus à la maison d’édition.

Echenoz nomme en moyenne vingt voies de la capitale, surtout entre le 10e et le 20e arrondissement, avec une prédilection pour une rue (qu’il ne faut pas nommer pour inciter à aller voir). « Les itinéraires organisent l’espace et maillent le lexique », note Philippe Vasset. Jean Echenoz a écrit ses premiers romans à partir de genres urbains ou en lien avec la ville : Cherokee (1983) est une sorte de polar, Lac (1989) un faux roman d’espionnage, L’équipée malaise (1986) un roman d’aventures qui se déroule en partie sous Paris. La ville est faite de ruines et de chantiers, c’est un labyrinthe où l’on s’égare, se fait enlever, où l’on disparaît ou s’enfuit pour se cacher.

Tout est perpétuel mouvement dans ses romans. Il n’est qu’à suivre les parcours de Ferrer et Baumgartner, deux des protagonistes de Je m’en vais, pour s’en rendre compte. Parfois, la rue elle-même a une « vie ». En une page, que l’on croirait tirée du « Hillairet », Echenoz relate celle de la rue Erlanger dans Vie de Gérard Fulmard. Un inédit raconte sa découverte : « La rue Erlanger n’était qu’une piste arbitrairement choisie, au service d’une idée brumeuse : celle d’explorer une artère inconnue d’où je pourrais tirer quelque chose, et que de cette prospection pourrait naître un plan. » Tout le récit semble une flânerie, une rêverie, sur une rue qui cache plus qu’elle ne montre (quelques faits divers sinistres). Dans une démarche voisine, Patrick Modiano s’attachait aux façades impressionnantes des avenues du XVIe arrondissement, pour en montrer le revers : les trafics menés et les crimes commis sous l’Occupation. Les écrivains de la ville marchent rarement à l’aveuglette.

Une phrase tutoyant Flaubert, le roman de gare et le jazz

La ville est le lieu du foisonnement : « Foisonnement de figures, foisonnement de situations, foisonnement de rencontres, et jusqu’au foisonnement d’informations dans le moindre de ses paragraphes », écrit Tanguy Viel pour définir l’œuvre de Jean Echenoz. Il tisse à juste titre des liens avec les œuvres d’Alexandre Dumas et d’Eugène Sue. Laurent Mauvignier, quant à lui, parle de sa phrase « désinvolte et souveraine, tutoyant l’air de rien le grand style flaubertien et le roman de gare ». Cette affaire du style apparaît à travers divers aspects, et les amateurs de grammaire (mais pas seulement) seront contents de lire la belle étude « Echenoz épithète » de Stéphane Chaudier, qui classe les très nombreuses expansions du nom donnant sa « bigarrure morphologique » au texte. Il évoque « l’effet de discordance » provoqué par ces épithètes. « On trouve par ailleurs dans le jazz des éléments de syncope, de coupure, de faux pas, de piège, de rupture, de dissonance qui sont pour moi précieux sur le plan de l’écriture », confie Jean Echenoz.

À lire ses romans, l’impression de déséquilibre est constante, ça boite, comme boitent les adverbes qu’il forge et que relève Jean-Baptiste Harang, comme boitent l’un des personnages de Lac ou l’amiral Nelson dans Caprice de la reine, impression que ça brinquebale et que les bras cassés sont tous rassemblés. On ne compte pas les mutilés, les amputés, à travers l’œuvre. Mais ce déséquilibre voulu fait le charme de textes pleins de drôlerie, voire franchement comiques. Comme si Echenoz était inspiré par le burlesque à l’œuvre dans les films américains des années 1920.

Quant aux incapables ou aux maladroits, ils vont par deux, souvent, tels Bernie et Max dans Au piano ou Jean-Pierre et Christian dans Envoyée spéciale. À cette présence du duo fait écho une des figures rhétoriques du double (ou plus), le zeugme qui, comme l’écrit Morgane Kieffer, « pousse la langue à l’emballement », évoquant « des expatriés anglais s’égayant sur la piste de danse en Adidas, en bermuda, en transpirant ». Beaucoup souffrent de mélancolie ou d’acédie, terme qui caractérise Ravel ou Tesla, et sur lequel Agnès Castiglione s’arrête : « L’acédie fébrile est le régime inconfortable de la biographie échenozienne ». Un dégoût qui oblige au mouvement perpétuel. Si Echenoz était cinéaste, il ruinerait ses producteurs en déplacements sur les lieux de tournage.

Ce qui frappe la plupart des contributeurs de ce « Cahier de L’Herne », et les lecteurs d’Echenoz, c’est l’extrême précision, la « tenue » de son style. C’est affaire de vitesse et d’un goût pour l’ellipse et l’emploi des temps, notamment le plus rapide d’entre eux, le passé composé. La métaphore qui revient est celle de la machine ou du moteur. En gros, ça tourne, comme dans les belles et puissantes cylindrées dont il aime citer les marques. D’aucuns rapprochent son élégance à celle de Ravel, artiste qui lui ressemble à bien des égards : la distinction et la discrétion lui sont communes, et une certaine mélancolie évoquée plus haut. Citons encore Agnès Castiglione qui parle de dandysme : « Le dandysme correspond à cette volonté de séduction, à l’éviction résolue de tout pathos, à cette manière froide, dégagée de tout affect, que vise la prose distanciée d’Echenoz. »

Avec Echenoz, on éprouve un sentiment de jubilation, et s’il est un reproche à faire à ce riche « Cahier », c’est de ne pas assez mettre en valeur la dimension comique de ses romans. Pour ce faire, le maître d’œuvre aurait pu proposer une page de florilège. Chaque contributeur aurait proposé un extrait. Mais la littérature est parfois chose trop sérieuse pour que l’on s’amuse. Heureusement, Gérard Macé propose une malicieuse réflexion sur le Z final d’Echenoz et le Z initial de Zatopek ; Pierre Michon raconte une première rencontre à Poitiers qui en rappelle une autre, très flaubertienne, entre deux apprentis encyclopédistes ; Olivier Rolin, quant à lui, cherche une rue Echenoz qui tarde à exister.

N.C.

« Echenoz de chevet » : sept romans qui pourraient faire sourire ou rire, tout en se rappelant, avec Raymond Queneau, qu’ « y a pas que la rigolade dans la vie ».

Envoyée spéciale (Les Éditions de Minuit, 2016 ; collection « Double » en 2020). Le général a besoin d’une femme pour accomplir une délicate mission en Extrême-Orient. Paul Objat la trouve, mais Constance n’a rien d’une femme d’action et la préparer à cette aventure n’est pas évident. D’autant que, autour d’Objat, nul n’est vraiment capable de l’entraîner. Sur la trame d’un roman d’espionnage, Jean Echenoz bâtit un roman aux multiples intrigues, de Paris jusqu’en Corée, en passant par la Creuse, avec des personnages qui semblent autant de marionnettes s’agitant sous la houlette d’un narrateur pas très volontaire pour faire son travail. On rit beaucoup ; surtout si on s’attache aux détails et arrière-plans.

Les Grandes Blondes (Les Éditions de Minuit, 1995 ; collection « Double » en 2006). Les amateurs d’Echenoz auraient du mal à préférer un titre dans son œuvre. On peut néanmoins voir dans cette épopée de l’image l’un des romans les plus aboutis du romancier. Gloire Abgrall, qui a disparu de la circulation à sa sortie de prison, ne supporte pas qu’on la cherche. Même s’il s’agit de la faire participer à une émission de télévision sur les blondes (lesquelles au juste ? Les femmes ? Les bières ? Les cigarettes ?). Des producteurs persuadés qu’elle est l’archétype de la blonde étrange la traquent, de la Bretagne à l’Australie en passant par l’Inde, et quelques stations de métro. Un dénommé Béliard, ange gardien de profession, intervient quand c’est nécessaire. On rit et on pense : tout l’art du roman, dans son meilleur état.

Je m’en vais (Les Éditions de Minuit, 1999 ; collection « Double » en 2001). Félix n’était pas mort, et ce roman raconte sa vie pendant que Victoire fuyait ; c’était relaté dans Un an. Entre Issy-les-Moulineaux et la banquise, un roman autour du mot atelier, et des artistes, expliquant combien on s’ennuie dans le Grand Nord, surtout le dimanche, et à quel point les chiens peuvent y être déplaisants et agressifs. Mais aussi un roman d’amour, puisque Ferrer ne peut vivre sans éprouver ce sentiment, ou quelque chose d’approchant.

Vie de Gérard Fulmard (Les Éditions de Minuit, 2020 ; collection « Double » en 2022). Les « vies » sont un genre littéraire en soi, et même s’il n’est pas un saint ou une célébrité, le narrateur de ce roman mérite la sienne. Elle n’a a priori rien d’extraordinaire ; Gérard Fulmard, ex-steward renvoyé pour faute grave, est un homme qui se cherche et que des politiciens trouvent quand il s’agit d’exécuter de basses œuvres. Lesquelles nous rappellent, de loin, des choses que nous connaissons. Rire grinçant : le monde dans lequel vit Gérard Fulmard n’a rien de bien affriolant. Ce roman est né de la passion d’Echenoz pour Vies minuscules de Pierre Michon (1984) et pour les polars à la Jean-Patrick Manchette.

Au piano (Les Éditions de Minuit, 2002). Max Delmarc, pianiste célèbre que le trac paralyse, n’a plus que quelques jours à vivre au moment où l’intrigue débute. La suite de son existence n’est pas intéressante… La fantaisie d’Echenoz s’allie ici à une réflexion métaphysique toujours drôle.

Courir (Les Éditions de Minuit, 2008). Un certain Emil Zatopek, coureur tchèque maintes fois champion olympique, est au cœur de cette fiction biographique. C’est l’histoire d’un homme modeste et contraint, d’un pays discret et souvent menacé par ses redoutables voisins. C’est un court roman, une fresque, un raccourci et un autoportrait en creux.

Des éclairs (Les Éditions de Minuit, 2010). Troisième « fiction sans scrupules biographiques », Des éclairs raconte l’existence de Nikola Tesla, l’inventeur du courant alternatif. Ce n’est pas la seule invention de cet homme aussi étrange qu’hyperactif. Atteint de quelques phobies, il est capable de soigner les pigeons avec un dévouement qu’il ne manifeste pour nul autre être vivant. Tout à fait désintéressé, il ne protège pas ses créations par des brevets, connaît la fortune, le luxe des palaces puis la misère et l’oubli. Il ne cesse de travailler et le roman qui le met en lumière est d’une grande profusion comme pour faire écho au personnage. Dans les moments de pause, on retrouve le regard oblique et ironique d’un Echenoz qui semble dominer son sujet comme jamais. La page sur le pigeon, composée d’épithètes d’une seule syllabe rappelle, outre la virtuosité de l’auteur, son goût pour la brièveté, qui nous oblige.

N. C.

Jean Echenoz, Cahier de L’Herne, sous la direction de Johan Faerber 240 p. 33 €.

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Norbert Czarny
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