« La Paix avec les morts », de Rithy Panh et Christophe Bataille

La paix avec les morts, de Rithy Panh et Christophe BataillePassage entre les mondes

« La nuit des rescapés n’est pas une veille : c’est l’autre monde qui ne cesse pas. »

Cette phrase, Rithy Panh l’écrit après une visite à « Marceline », cette Marceline Loridan que nous avons connue comme survivante des camps, camarade de Simone Veil, cinéaste et écrivaine. D’un crime l’autre, de Birkenau à Kraing Ta Chan, une même histoire se raconte, se répète.
Le cinéaste né à Phnom Penh a filmé les bourreaux dans S21, reconstitué son enfance dans L’Image manquante et le dialogue qu’il engage avec les disparus dans Les Tombeaux sans noms. Paix avec les morts, co-écrit comme L’Élimination avec Christophe Bataille, fait écho à ce dernier documentaire.

Une même histoire, disions-nous, et les mêmes questions posées au présent comme à l’avenir. Comment lutter contre l’oubli, contre la négation du crime ? Quels liens établir avec ses morts ? Comment transmettre cette expérience aux générations qui viennent, une épreuve souvent indicible tant elle est atroce, tant elle excède l’imagination ?
Rithy Panh voyage dans le Cambodge d’aujourd’hui, à la recherche des traces laissées par les morts, en quête aussi, d’un dialogue avec eux, et d’abord les siens. Le plus évident, c’est le souvenir. Il se rappelle son père, refusant de manger un pigeon que le narrateur a pu cuire en cachette. Le père ne veut plus se nourrir, sachant bien ce qui l’attend. Rithy Panh se rappelle le voyage de la capitale vers la campagne, les foules épuisées et malades, les assassinats au bord du chemin. Il arpente les lieux et dans ce camp de Kraing Ta Chan, il s’interroge. En 1999, quelques indications donnaient une idée des lieux, alors désertés, abandonnés. Depuis, on a reconstitué les baraquements :

« Ici, rien n’est à sa place. Rien n’est exact. Ce n’est plus un lieu historique, et ce n’est pas un musée. »

Ce qu’il en conclut dans la page suivante est valable pour tous les lieux de mémoire :

« Modifier ainsi un lieu d’extermination ne conduit à rien : ni à la mémoire ni à la méditation. Aménagé ainsi, déjà transformé, Kraing Ta Chan ne signifie pas grand-chose : et un adepte de la négation y verra le signe qu’il n’a pas tort de s’interroger. Il ira vers sa victoire, qui est le doute. »

Trois adeptes du doute et de la négation sont nommés dans le livre. Alain Badiou d’abord. Rithy Panh avec ironie, rappelle que le « penseur » voit dans l’enthousiasme une « denrée précieuse ». C’est ce qui plaît chez ce vieil homme qui n’a rien oublié ni renié, y compris son zèle « communiste ». Badiou relativise le nombre de morts de la Révolution culturelle chinoise, dans un entretien que Panh décortique : le chiffre de 700 000 morts fait qu’« il n’y a pas de quoi crier au génocide », si on envisage « l’importance exceptionnelle de l’enjeu » et « les dix ans de troubles ». On a envie de hurler et de dénoncer l’imposture que représente ce philosophe médiatique. Gardons le calme et la méthode.
Chomsky relativise aussi. Panh résume la démarche du linguiste, icone lui aussi d’une certaine jeunesse :

« La négation du crime de masse, ce n’est pas dire d’emblée : le crime n’a pas existé. C’est s’éloigner. »

Chez Vergès, « l’avocat de la terreur », l’idée est tout, les hommes ne sont rien :

« Ton et regards froids qu’on ne croise jamais chez l’historien ou le rescapé – comme si la parole du négateur devait frôler le métal. »

Pour celui qui veut savoir, la vérité est celle des lieux, de la terre :

« À genoux sous le soleil, on comprend. »

Dans le sol du Cambodge, on trouve de vieux morceaux de tissus, des dents, des morceaux d’os, toutes les traces du crime. On peut toujours jouer sur le nombre, compter les morts : quelqu’un les a tués. Pour rien.
Et face aux bourreaux d’hier on comprend. La méthode de Rithy Panh quand il filme consiste à faire répéter les gestes. Quand Duch est face à lui, dans sa cellule, il montre ce qu’il faisait, comment il procédait pour interroger, humilier, détruire. La photo de Bophana, une femme aimante et courageuse qui n’a jamais rien avoué sous la torture est là, sur un mur. Quand Duch essaie d’échapper à ses actes, Rithy Panh le confronte aux images :

« Face à ses mensonges, j’approchais la photo : attention. Les morts vous écoutent. Les morts vous regardent. »

La répétition vaut aussi dans l’écriture, ainsi quand il est à Wat Pô où il a enterré bien des corps :

« J’ai souvent raconté ce lieu. J’aime me répéter. Mieux, je crois aux vertus de la répétition – ce n’est pas la fin du mode déductif ; c’est l’irruption de la profondeur. Je crois qu’il faut dire, redire, montrer, énoncer, différemment bien sûr, non pour préparer le retour ou pour l’empêcher avec certitude. Pas même pour éprouver sa mémoire. Mais comme une méditation. Répéter, c’est rénover les mots. »

Le « khamchan » était la conception khmère rouge : « détruire puis effacer la destruction ». À des milliers de kilomètres de la Pologne ou des « terres de sang » de la Shoah par balles, ils appliquaient la méthode des nazis. La répétition, qui réveille le sens des mots va contre leur volonté d’oubli perpétuel. C’est toujours dans le langage, on le sait, que les crimes commencent et qu’ils se réparent.
Écrire comme filmer le Cambodge, c’est également chercher les images exactes, justes :

« Il faut appeler les images anciennes. Les rappeler à soi. Blessure, songe et baume. Ne pas les craindre. Les regarder. Les fabriquer encore. Regarde, regarde qui vient. »

C’est parfois ne pas trouver ou bien trouver autrement. Rithy Panh cite cette belle phrase d’Antonioni :

« Souvent pour comprendre, il faut regarder au cœur même du vide. »

Ce vide, il est autour du voyageur et témoin, il est aussi en lui. Il est ce qui éveille ou réveille une pensée qui tâtonne ou s’épuise. Une autre formule semble le dire :

« C’est bête le souvenir. Une fatigue traversée d’images. »

Celui qui a survécu ne dort jamais vraiment ; il est assailli par ce qu’il a vu, entendu, senti. Celles et ceux qui sont montés dans les trains qui conduisaient vers les camps le disent. Ce que l’on sentait, entendait et voyait dans ces wagons ne peut se décrire. Il n’y a pas de mots pour cela. Pas plus qu’il n’y en a pour la peur, pour la faim, des expériences que les mots ne cernent pas.
Le voyage de Rithy Panh le conduit vers un ailleurs, celui que les Khmers rouges prétendaient abolir, à coups de slogans, d’insultes ou d’armes improvisées. L’ailleurs qu’offre le rite. On le voit dans Les Tombeaux sans noms. Ici, la phrase qui ouvre le livre dit quelque chose de semblable :

« Il faut tendre la main vers l’autre monde. Les morts aussi nous cherchent. »

Avec eux, parmi eux, tout semble s’apaiser. On reste étonné des rencontres avec d’anciens Khmers rouges, souvent des criminels ou tortionnaires. L’écrivain et cinéaste les retrouve ici ou là, dans la campagne. Le dialogue a l’air serein, presque ordinaire. Et on songe aux dialogues que décrit Jean Hatzfeld dans ses récits des marais rwandais, entre bourreaux hutus et rescapés tutsis. C’est à peine imaginable mais il faut bien que les blessures se referment pour que chacun puisse vivre, et surtout ceux qui ont souffert. La parole, les gestes, contre l’abstraction des idéologues qui n’ont jamais vu de près quelle terre s’est un jour remplie de sang.
La Paix avec les morts est un livre qui donne à penser, par fragments par éclats, un livre qui nous renvoie à ce qui a marqué à jamais le siècle précédent, et sans doute le nôtre. La barbarie n’est pas très loin de nous, et on a encore besoin d’images et de mots pour l’affronter.

Norbert Czarny

 « La Paix avec les morts », de Rithy Panh et Christophe Bataille Grasset, 2020, 180 p.
Voir sur ce site :
Pour comprendre le génocide des Tutsi au Rwanda : la littérature du témoignage (1994-2019), par Alexandre Lafon.
« L’Élimination », de Rithy Panh, avec Christophe Bataille, par Yves Stalloni.

Norbert Czarny
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