POÉSIE. Difficile d’écrire quelque chose d’original autour d’un des rares poètes à figurer sur des tee-shirts. Jean Rouaud s’attaque au mythe dans La Constellation Rimbaud en faisant le tour de ses voyages, de ses amis, de sa famille et de quelques vers aussi.
Par Alain Beretta

À quoi bon un énième ouvrage sur Arthur Rimbaud ? Des milliers de pages n’ont-elles pas déjà suffi à faire le tour de ce poète exceptionnel, devenu une icône, une légende, un des rares écrivains à apparaître sur des tee-shirts ? Dans La Constellation Rimbaud (Grasset, mars 2021), Jean Rouaud, prix Goncourt 1990 pour Les Champs d’honneur et auteur d’une trentaine de livres abordant tous les genres littéraires, parvient à évoquer le poète mythique de manière originale. Loin d’une pesante étude universitaire, qui, du reste, serait peu en accord avec l’esprit rimbaldien, Jean Rouaud présente le poète à travers une galerie de personnages qui l’ont connu dans de si nombreux lieux et qui, se faisant écho, forment effectivement une
« constellation » au sens propre, soit un groupe d’étoiles voisines gravitant autour d’une comète.
À l’instar de la fugacité de cet astre, le livre de Rouaud a le bon goût de surplomber rapidement, en moins de deux cents pages aérées, la vie du poète le plus rapide de l’histoire  – il a tout écrit en quatre ans – qui ne saurait effectivement se comprendre que dans la précipitation. Et, cependant, en six étapes baptisées « commentaires », l’ouvrage contemple l’essentiel de la comète Rimbaud.
 

L’errance géographique

Chacun de ces « commentaires » est jalonné d’une série de lieux qui donnent à l’ouvrage de Jean Rouaud un petit air de dépliant touristique, tant Rimbaud a parcouru de kilomètres tout au long de sa vie.
Les lieux de la jeunesse se concentrent en deux endroits des Ardennes : Roche et Charleville.
La ferme de Roche, demeure campagnarde de la famille, a constitué un refuge pour le jeune Rimbaud. C’est là qu’il revenait très souvent, tel un boomerang, après des escapades ; c’est dans son grenier qu’il a écrit Une saison en enfer pendant l’été 1873. Il n’en reste plus à présent qu’un pan de mur car la maison a été dynamitée par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, et a été remplacée par une bâtisse qui, pour être apocryphe, n’en reste pas moins mythique : elle a été achetée par la chanteuse américaine Patti Smith.
À côté de ce lieu campagnard, Charleville représente « la » ville, une ville natale que le jeune Rimbaud prend en horreur. Car, d’une part ayant été le siège de la première manufacture royale d’armes de France, elle incarne la guerre dans l’imaginaire de l’enfant, qui y sera concrètement confronté en 1870. D’autre part, Charleville est associée à ses études au collège, où, tout en obtenant d’excellents résultats, l’adolescent souffre d’étouffement et de mesquinerie. À Charleville, associons Charleroi où Rimbaud, qui toute sa vie cherchera à être journaliste, vint rencontrer le propriétaire du Journal de Charleroi, et Douai, ville-étape de la première existence vagabonde du jeune homme, où habite Paul Demeny, poète destinataire de la fameuse lettre dite du voyant.
Viennent ensuite les lieux de la poésie. Lorsque Rimbaud décide de s’y consacrer, il quitte la région ardennaise pour Paris, non sans embûches. Ce n’est qu’après trois tentatives infructueuses, d’août 1870 à l’été 1871, qu’il peut enfin rester dans la capitale car il y est alors attendu par Verlaine : les deux poètes amants vivront à Paris environ deux ans.
Ils partent ensuite quelque temps à Londres, puis arrivent à Bruxelles, deux villes qui récupéraient, avec Genève, les proscrits de la Commune de Paris. C’est dans la capitale belge que, le 10 juillet 1873, après une énième dispute où Rimbaud veut quitter Verlaine, celui-ci tire sur son ami deux coups de pistolet, puis se trouve incarcéré à la prison de Mons.
Rimbaud décide alors de retourner seul à Londres, mais entretemps, il rencontre le poète voyageur Germain Nouveau, qui l’accompagne et séjournera passagèrement avec lui. Lorsque Verlaine, désormais converti à la sagesse, sort de prison, il vient retrouver Rimbaud à Stuttgart où ce dernier occupe momentanément un emploi de précepteur. Leur entrevue du 2 mars 1875 sera la dernière : Rimbaud quitte Verlaine après lui avoir remis le manuscrit de ses Illuminations, tournant ainsi le dos à la poésie, et n’évoquant plus ses poèmes que par le mot « raclures ».
 

L’attrait des lointains

Abandonnant ses navettes entre Paris, Londres, Bruxelles et Charleville, qui l’ont occupé durant deux bonnes années, « l’homme aux semelles de vent » quitte Stuttgart, traverse la Suisse et arrive en Italie : il est tenté un moment par une idylle avec une veuve milanaise, puis, victime d’une insolation en Toscane, est hospitalisé à Livourne et retourne dans les Ardennes. Il en repart pour Rotterdam où il s’engage dans l’armée royale des Indes néerlandaises : il embarque pour Java, aborde Batavia (aujourd’hui Djakarta), mais déserte et repart pour l’Irlande dans un bateau qui manque de sombrer.
Après un nouveau retour à Charleville, le voici à Brême où, arguant de ses talents de polyglotte, il tente de s’engager dans la marine américaine, mais y est refusé. Remontant alors vers le nord, il se trouve employé par le cirque Loisset en 1877. Repassant ensuite du nord au sud, il embarque à Marseille pour Alexandrie, mais retombe malade en Italie. Après un dernier appel du « tendeur de Charleville », c’est à nouveau la Suisse, avec « le franchissement dantesque du Saint-Gothard dans une tourmente de neige », et l’arrivée à Gênes le 17 novembre 1878, afin de gagner des contrées extra-européennes.
 

Pérégrinations en Orient

Rimbaud débarque d’abord à Chypre où il dirige une carrière pour le compte de l’entreprise Ernest Jean et Thial fils, mais elle fait faillite, et il quitte l’île. Il échoue dans l’Empire ottoman à Hodeïdah (aujourd’hui au Yémen), après avoir cherché, en vain, du travail dans les ports de la mer Rouge. À nouveau malade, il est soigné par un négociant français qui l’envoie à Aden, haut lieu du commerce international de par sa situation stratégique. Comme Anglais et Français s’y affrontent, Rimbaud propose au Figaro ses services en tant que correspondant de guerre. Mais il est accaparé par la maison Bardey pour négocier (en arabe) l’achat de sacs de moka qu’il transporte ensuite par chameau jusqu’au port d’Obock.
Bardey devant rentrer en France, il doit délaisser son comptoir de Harar, en Abyssinie (actuelle Ethiopie). Rimbaud s’y précipite alors en décembre 1880. Des négociants européens l’incitent à se lancer dans la vente d’armes, le pays étant la proie de rivalité entre deux princes guerriers, Jean d’Abyssinie et Ménélik. Vainqueur en 1887, ce dernier se sacre roi des rois, et Rimbaud veut lui vendre des fusils, mais se heurte à un refus. Malgré cet échec, l’ex-poète persévère dans le commerce d’armes avant de se rabattre sur le trafic de denrées alimentaires. Cet attrait pour les armes fait dire à Jean Rouaud, qui a raconté les guerres dans « les champs d’honneur » de 1914 et la Commune de Paris, que « le continuum de la vie de Rimbaud, ce n’est pas la poésie, qui ne l’occupa que quatre ou cinq ans, mais la guerre ».
L’aventurier ressent bientôt une vive douleur à la jambe, qui le contraint à liquider ses affaires pour rentrer en France où il va alors subir « un long chemin de croix ». A l’hospice de la Conception de Marseille, on doit l’amputer ; sa mère et sa jeune sœur Isabelle le rejoignent, et cette dernière accompagnera son agonie pendant quatre mois, jusqu’à sa mort le 10 novembre 1891, à 37 ans.
 

La galaxie de sa famille et de ses amis

À l’intérieur de chacun des lieux qu’il évoque, Jean Rouaud présente une série d’individus qui ont marqué la vie et l’œuvre de Rimbaud.

Et d’abord les parents. Le père, Frédéric, aura été « le grand absent, l’ombre portée sur la vie errante du fils », qui était attiré par l’expérience paternelle de la guerre (Algérie, Maroc, Crimée) et son goût de l’écriture, deux occupations d’Arthur aussi. Comme Frédéric a disparu après avoir fait cinq enfants à son épouse, il est resté « un père fantasmatique, lié à l’imaginaire oriental », et pour le fils, « chercher l’Orient, c’est au moins marcher sur les traces du père », écrit Rouaud. L’absence paternelle donne alors un rôle considérable à la mère, Marie-Félicité-Vitalie Cuif, autoritaire et prude, mais aussi dévouée et compréhensive avec Arthur.
La fratrie Rimbaud comprend cinq enfants, dont quatre survivront et trois écriront : outre Arthur, ses deux sœurs, Vitalie et Isabelle. Cette dernière, la plus jeune de la fratrie, sauvegardera la mémoire de son frère qu’elle a vu mourir. Jean Rouaud affirme même que « les plus beaux textes sur Rimbaud, c’est elle »,soit quatre évocations réunies dans le recueil Reliques. Il est vrai qu’Isabelle partageait avec Arthur « la même aspiration à s’élever au-dessus du monde. Elle par la religion, lui par la poésie ». Son mari, Pierre-Eugène Dufour, qui, curieusement, a pris le pseudonyme de Paterne Berrichon (car né en Berry, à Issoudun, dont l’église est dédiée à saint Paterne), participe lui aussi à entretenir la mémoire de son beau-frère : il rédige sa première biographie, en le béatifiant (gommant notamment sa relation avec Verlaine). Quand, après la mort d’Isabelle, il se remarie avec leur bonne, cette Marie Saulnier, au décès de son mari, devient l’héritière d’Arthur, usurpant la part devant revenir aux nièces du poète.
Reste le frère aîné, Frédéric, qui a récemment été sorti de l’oubli grâce au livre de David Le Bailly, L’Autre Rimbaud (Éditions de l’Iconoclaste). Proche d’Arthur dans leur prime enfance, il a ensuite lui aussi quitté la famille, s’opposant plus encore à sa mère que son frère, et souffrant sans doute d’avoir été lâché par ce dernier. Mais, contrairement à lui, il est resté en Ardenne, à Attigny, passant sa vie à transporter les voyageurs de la gare à l’hôtel du village.
Du côté des amis, il y a d’abord ceux de la jeunesse à Charleville. Au collège, Arthur se lie particulièrement avec deux condisciples. D’une part Ernest Delahaye, qui, fasciné, « s’est accroché humblement à la comète Rimbaud », dont il se fit le biographe dans plusieurs livres qui retouchent le portrait de son ami. D’autre part, Louis Pierquin, « le fidèle parmi les fidèles », qui, après la mort de son idole, œuvrera pour entretenir sa mémoire. Ajoutons-y un jeune professeur d’Arthur, Georges Izambard, presque ami ou grand frère, qui, témoin de l’éclosion poétique de son élève, le nourrit littérairement et l’aidera ensuite. Passant de Charleville à Douai, n’oublions pas Paul Demeny, qui peut lire que « le poète doit se faire voyant ».
L’arrivée à Paris se focalise évidemment sur Verlaine, et on a tout dit de leur relation, que Jean Rouaud a eu le bon goût de ne pas rappeler. En revanche, l’auteur des Poèmes saturniens a un peu trop occulté d’autres connaissances parisiennes. D’abord, deux poètes, de moindre envergure : Théodore de Banville qui, en tant que chef du Parnasse poétique, a reçu (à défaut de Baudelaire, déjà mort) les premiers vers de l’adolescent, qui le méprisera vite ; Charles Cros, qui plaît plus à Arthur, car il lui révèle une certaine modernité et l’entraîne au Cercle des poètes zutiques. Rimbaud côtoie aussi d’autres artistes : le bohème Ernest Cabaner, peut-être une des sources du fameux poème Voyelles ; le photographe Etienne Carjat, qui fera du jeune prodige une icône à la Che Guevara ; le peintre Henri Fantin-Latour, qui le fait figurer, aux côtés des autres poètes contemporains en vue, dans son célèbre tableau Coin de table.
Pendant la quinzaine d’années qui succèdent à sa création poétique, il est difficile d’affirmer que Rimbaud a noué de véritables amitiés : on connait surtout des hommes qui l’ont recruté ou employé dans leurs affaires. Toutefois son patron à Aden, Alfred Bardey, en a fait une sorte d’ami, se montrant, selon Rouaud, « un des rares en mesure de dévoiler la face cachée du génie », auquel il rapporta de France un exemple des Poètes maudits de Verlaine. Mais sa vraie relation affective a eu lieu, durant deux ans, avec une jeune femme abyssine, Mariam, qu’il songea à épouser, et qui fut victime d’une fausse couche. A ce propos, Jean Rouaud constate que les biographes de celui qui avait écrit « Heureux comme avec une femme » ont trop occulté son désir féminin, en raison de leur focalisation sur sa relation homosexuelle avec Verlaine.
Le point commun de tous ces portraits réside dans l’art de Rouaud à savoir les faire vivre en quelques lignes, à l’image des premiers kinétoscopes qui permettaient au spectateur de voir s’animer une ombre.
 

La fulgurance poétique

Quelqu’extraordinaire que fût la vie de Rimbaud, c’est bien sûr son œuvre qui importe, et les évocations de cette « constellation » n’auraient pas lieu d’être s’il n’avait pas été, même très brièvement, un poète exceptionnel. Le but de Jean Rouaud n’est pas d’analyser, une fois de plus, sa production poétique, mais il lui suffit de quelques pages pour cerner sa radicale nouveauté.
Dès l’adolescence, le génie précoce se révolte contre la superficialité de la poésie parisienne, à l’honneur. Dans Ce qu’on dit aux poètes à propos de fleurs, il charge grossièrement les poèmes « fleuris » de Banville, qui se réduisent pour lui à des « bavures de pipeaux ». S’il lui préfère Charles Cros, c’est que ce dernier, non seulement poète mais aussi inventeur (photographie couleur, télégraphe automatique), ajuste son expression poétique aux changements violents du monde industriel : « Il faut être absolument moderne », proclame Une saison en enfer. Or, « après trois siècles de bons et loyaux services, la vieille formule poétique se révèle inapte à rendre le monde moderne », affirme Jean Rouaud.
Pour Rimbaud, il faut commencer par moderniser la versification traditionnelle, ce
« tic séculaire » : adieu la rime, au revoir l’alexandrin ! Dès lors, si la poésie abandonne le vers mesuré et rimé, elle doit se nicher dans la prose, mais une prose qui sera poétique et non réaliste. Pourtant, la poésie rimbaldienne prend souvent appui sur la vie courante, « la réalité rugueuse » (les assis de la bibliothèque, le dormeur du val, la servante du Cabaret vert, etc.). Mais ce réel se dissimule « derrière des images allusives, suggestives », de sorte qu’on le retrouverait « seulement par un effet de conscience », écrit Rouaud, tout comme, en cette fin du XIXe siècle, il convient d’apprécier avec recul un tableau impressionniste dynamitant l’académisme. Rouaud en prend pour exemple deux lignes du poème « Villes » extrait des Illuminations, où, derrière « des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles », Rimbaud évoque en fait des wagons vitrés du métro de Londres. Quelques années auparavant, le poète adolescent affirmait déjà sincèrement voir « une mosquée à la place d’une usine » ; mais Rouaud estime que dans Les Illuminations, à vouloir constamment jongler verbalement et métaphoriquement, Rimbaud « se force à travestir un wagon en un chalet ». Et comme, pour l’auteur du Bateau ivre « sans innocence, la poésie ne vaut rien », c’est alors qu’il remet à Verlaine le manuscrit des Illuminations et abandonne définitivement l’écriture poétique, au profit des voyages. Jean Rouaud peut ainsi affirmer : « Ce n’est pas Rimbaud qui renonce à la poésie, c’est la poésie qui rejoint la brocante des siècles » : le monde moderne impose au poète « de renoncer à cette vieille chose que jusque-là on appelait la poésie ».
Mais ce renoncement n’a sans doute pas fait disparaître chez l’ex-écrivain devenu aventurier, un sens poétique, indépendant de la production de poèmes. Par exemple, le refuge dans l’au-delà que laisse deviner sa confession, juste avant sa mort, à l’abbé Chaulier qui affirme à Isabelle « votre frère a la foi », ne peut-il pas être considéré comme un ultime avatar de sa « voyance poétique » ? Pour Rouaud, « se faire voyant, c’est entrer en contact avec l’au-delà des apparences », et « ça va de soi au pays des apparitions qu’est le christianisme ». On comprendrait alors la fascination de Paul Claudel pour celui qu’il appelait « un mystique à l’état sauvage ».
On voit combien, dans ce portrait de groupe avec poète, Jean Rouaud a su faire revivre celui qui proclamait « Je est un autre », précisément à travers les autres, qu’ils soient personnes ou lieux, et qui, rassemblés en une « constellation », reconstituent la spécificité de Rimbaud. En particulier, à travers sa discrète érudition et sa sensibilité, l’auteur de Être un écrivain et de Tout paradis n’est pas perdu (Grasset) fait bien saisir que la poésie restait encore trop lente pour l’infatigable voyageur avide de nouveauté. Et c’est cette brève brillance poétique qui fait rayonner l’éclat mystérieux de l’étoile Rimbaud, devenant ainsi une figure mythique inépuisable. Aussi, après ce Rimbaud express qui offre une sorte de concentré de l’homme et de son œuvre, pourra-t-on passer Un été avec Rimbaud, comme y invite Sylvain Tesson, cet autre voyageur écrivain.

Alain Beretta
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