Emprise

Jérémie Renier et Noée Abita © Charlie Bus Production

« SLALOM » DE CHARLÈNE FAVIER. Qui sait quand les repères se brouillent ? Quand le trouble, pouvant conduire à la sortie de piste, s’installe entre un adulte doté d’autorité et son pupille ? Comment le pouvoir de la verticalité s’exerce-t-il ? De quelles forces se nourrit-il ? Et quelles sont les marges de défense pour la jeune personne ? Illustration sur grand écran pour la réouverture des cinémas ce 19 mai.
Une zone d’incertitude délimite le cadre de la mise en scène de Slalom, le premier long-métrage de Charlène Favier, et la mécanique des relations opalescentes entre les deux êtres constitue le moteur de son intrigue. Son plan d’ouverture est, à cet égard, à voir comme une profession de foi, annonçant la volonté de la réalisatrice d’accorder son cinéma à l’espace de confusion psychologique dans lequel prospère l’odieuse manipulation.
Flou. Le premier plan de Slalom est flou. Off : la voix d’un homme prodigue des conseils, lance quelques encouragements. Cet homme, c’est Fred (Jérémie Rénier, glaçant), ex-champion de ski, devenu entraîneur de la prestigieuse section ski-étude du lycée de Bourg-Saint-Maurice. Parmi ses élèves au travail, Lyz (Noée Abita), seize ans, nouvelle venue dans l’établissement, que le « coach » houspille copieusement, ou rappelle à l’ordre quand celle-ci s’écarte un moment du groupe pour dire au revoir à sa mère venue régler les dernières formalités de son inscription au lycée et sur le point de repartir pour Marseille où elle habite et travaille.
Aux yeux de Fred, Lyz n’a pas le niveau, et ne peut prétendre à l’excellence où il espère hisser ses élèves. L’aiguillon de l’entraîneur s’avère d’autant plus douloureux que Lyz, bientôt seule à vivre dans un studio, se retrouve dans un environnement nouveau, loin de chez elle. Bien que désirée, sa rentrée à Bourg-Saint-Maurice est un arrachement pour elle, un passage vers l’inconnu qui la fragilise. Elle noue bien une amitié avec l’une de ses camarades de classe, mais privée du cadre familial, il lui faut encore trouver un point d’appui solide, une autorité structurante, un soutien adulte propre à restaurer sa confiance. Instinctivement, le regard de l’adolescente se tourne vers Fred dont les critiques, et leur travail de sape, ont commencé à l’aliéner.

Portrait du prédateur en sa « cool » apparence

L’entraîneur fait l’unanimité auprès de son jeune public ; il est apprécié et craint à la fois. Sa parole, mélange de franc-parler et d’humour, est écoutée. Il est doué de ce qu’il est convenu d’appeler une autorité naturelle, ferme et sympathique, séductrice (trop ?), démagogique (sans doute), qui le pousse à des rapports à la fois verticaux et horizontaux. Des rapports « à la cool », qui font de lui une sorte de grand frère ou de copain proche de ses élèves, maniant le chaud et le froid dans un jeu des apparences, facteur de confusions. Même Lilou, sa compagne et gérante de son club, est « super gentille ».
Fred est un modèle aux yeux du groupe qu’il encadre. Tous cherchent à lui plaire, à l’affût d’une œillade bienveillante ou d’un compliment reçu comme un bon point destiné à briller auprès des autres. Bon pédagogue, il sait pousser à l’effort et n’hésite pas à valoriser les progrès d’un élève, à favoriser une graine de champion qu’il aurait détectée, en lui accordant davantage de soin et de travail. C’est peu dire que sa parole rassurante, dans ce milieu féroce de la compétition, est recherchée.

Le corps sans secret

Piquée au vif par les reproches de Fred, ruinant sa légitimité au sein du groupe, Lyz fait le choix de la résistance, de la lutte sur le terrain attendu de l’exigence. Pour autant, la pente est raide. Les plans fixes sur les sommets enneigés en contrepoint régulier des images du récit lui en rappellent les difficultés. On regrettera seulement que le travail de formation et ses progrès, certes difficiles à filmer, n’apparaissent que très peu à l’écran, la réalisatrice préférant se concentrer sur les rapports entre les deux protagonistes et la manière insidieuse dont l’emprise de l’adulte s’étend sur sa jeune élève.
Sa caméra s’attarde ainsi sur les regards et les gestes qui caractérisent le monde du sport de haut-niveau, pas seulement scolaire, où le corps omniprésent ne fait l’objet d’aucun secret. En particulier pour l’entraîneur, qui doit en connaître les forces et les faiblesses pour en tirer le meilleur, ou, le cas échéant, l’épargner pour éviter les blessures. C’est ici une main posée sur un dos pour aider à tenir une position, une petite tape adressée en guise de complicité, une caresse pour rassurer, apaiser ou encourager… Le corps touché, massé, ausculté, montré et regardé en permanence, est le lieu impudique d’une grande promiscuité. De fait (absence de moyen ou non ?), c’est Fred qui, seul, procède à la visite médicale de Lyz, en jauge la musculature, la pèse et la palpe, mesure sa masse graisseuse, et la met à nu, au propre comme au figuré, quand il la questionne sur son cycle menstruel, violant ainsi sa plus grande part d’intimité.
Une approche intrusive, à laquelle l’adolescente ne peut résister, se développe progressivement, à grand renfort d’entraînements et de compétitions, week-end compris. Des exercices supplémentaires sont organisés pour accompagner la progression de Lyz, laissant aux deux êtres un espace de plus en plus réduit. Un espace qui est une zone de mélange, propre au monde du sport, de circulation des corps dans des endroits toujours ouverts à une banale indiscrétion. Un jour, hasard ou non, Lyz aperçoit Fred nu dans sa douche.

Ascension e(s)t chute

Le quotidien dévoile les corps, et bientôt les intentions, tandis que les repères s’estompent. La complicité devient un peu plus familière. Les sourires de Fred changent insensiblement. Les victoires sont célébrées par de grandes accolades. L’asymétrie des rapports entre l’adulte et l’ado est rectifiée dès lors que Lyz gagne des compétitions. Dans l’œil de Fred brillent désormais l’admiration et la reconnaissance pour le travail accompli. L’homme retrouve dans sa jeune athlète une part de ses ambitions déçues à la suite de la blessure ayant interrompu prématurément sa carrière professionnelle. La réussite de l’adolescente devient une affaire commune, un succès partagé. Le duo ressemble bientôt à un couple ; un sponsor est trouvé qui a valeur de cadeau offert à Lyz. La victoire « des France » échauffe le narcissisme de Fred qui rêve tout haut à de plus grands succès. Internationaux. Olympiques.
Le loup (un vrai, un soir de grand froid, entraperçu entre deux sapins et deux confidences de Fred à Lyz) rôde dans la montagne. Comme dans le conte de Perrault, les mâchoires du prédateur se referment sur la jeune fille (un autre soir de grand effroi dans la voiture de Fred). La couleur rouge (du sang des règles de Lyz, de la pourpre vespérale sur la neige, de la lumière sanguine de l’intérieur d’un véhicule) envahit peu à peu l’espace de la mise en scène et sonne l’alarme. Le contrepoint des plans sur la montagne martèle désormais la narration de son rythme implacable et ne renvoie plus à Lyz que le sentiment de son insondable solitude, de son trouble intérieur qui paralyse et bâillonne.
L’adolescente, souvent filmée en focales longues, se retrouve engluée dans un halo flou ; elle se replie dans le silence, le regard figé ou perdu dans le cadre ouaté des images.

Une autre trajectoire

Les résultats scolaires s’effondrent. La jeune élève doit se ressaisir, ou être reprise en main rapidement. Fred, lui encore, décide de s’en charger, en proposant à la mère de Lyz et au proviseur du lycée, alertés par la débâcle mais aveugles au drame, d’héberger l’adolescente chez lui et sa compagne Lilou qui, sous la pression, finira par quitter les lieux…
Les rapides descentes de slaloms ont conduit Lyz à la gloire, mais leurs sinuosités sournoises l’ont également fait glisser et choir dans un enfermement dont l’appartement de Fred concrétise la défaite. Slalom, retenu dans la sélection du Festival de Cannes 2020 et du prix Jean-Renoir des lycéens 2020-2021, témoigne de la propre descente aux enfers de son auteure. Sa fin, cousue aux meilleurs fils du conte (de Grimm plutôt que Perrault), indique qu’une autre trajectoire – une autre victoire – est possible.

Philippe Leclercq

 

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

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