« Les Aventures de Pinocchio », de Carlo Collodi, ou les métamorphoses d’un pantin

« Les Aventures de Pinocchio », de Carlo Collodi, traduction nouvelle d’Yves Stalloni, « Classiques », de l’école des loisirs.

L’Italie possède deux monuments littéraires : La Divine Comédie de Dante et Les Aventures de Pinocchio de Carlo Collodi. Ces deux œuvres, universellement connues et dont la renommée aurait tendance à éclipser toutes les autres, présentent entre elles de sérieuses différences, d’époque et de nature.
Cinq siècles les séparent, l’une est un imposant poème à portée historique et métaphysique, alors que l’autre n’est qu’une simple bambinata (le mot est de Collodi), une gaminerie en prose de moins de deux cents pages et destinée, du moins en apparence, à amuser les enfants.
Pourtant, en y regardant de plus près, on remarquerait quelques curieux points de convergence.

.Dante et Collodi, convergences

Les deux auteurs sont Toscans, tous deux natifs de Florence ; chacune des œuvres voit le jour à un moment marquant pour l’histoire de l’Italie : le poème de Dante est l’un des premiers textes importants écrits en langue « vulgaire », c’est-à-dire dans ce qui est en train de devenir l’italien moderne. Quant au récit de Collodi, il suit de peu l’indépendance italienne et contribue à cimenter l’esprit national et à imposer le toscan comme modèle linguistique.

"La Divine Comédie", de Dante, gravure de Gustave Doré
“La Divine Comédie”, de Dante,
gravure de Gustave Doré

En poursuivant la comparaison, on remarque que La Divine Comédie comme Les Aventures de Pinocchio racontent l’histoire d’une quête et d’un avènement. Plongé dans la selva oscura (la « forêt obscure »), détourné de la diritta via (le « droit chemin »), Dante, le poète, ne comprend pas l’univers dans lequel il est plongé, pas plus que ne sait l’interpréter la marionnette de bois fabriquée par Geppetto.
Tous deux entameront un voyage initiatique parsemé d’obstacles à l’issue duquel ils quitteront les ténèbres de l’ignorance et de l’erreur, ils renonceront au traviamento, à l’errance, pour accéder au soleil et à la lumière de la vérité humaine. Tous deux bénéficient, dans cette entreprise, de l’aide d’une personnalité féminine qui oriente leur parcours : l’exigeante Béatrice pour Dante, la bienveillante Fée aux cheveux bleus pour Pinocchio.
Ce parallèle, qui mériterait d’être développé, doit souligner la profondeur et la richesse du récit de Collodi, digne de soutenir la comparaison avec le plus grand livre de la littérature italienne. On assure d’ailleurs que les deux ouvrages sont largement les champions italiens en matière de ventes : onze à douze millions d’exemplaires pour La Divine Comédie ; neuf à dix millions pour Pinocchio. Ce succès devrait nous conduire à reconsidérer l’image que nous avons de l’histoire du pantin, dont on ne mesure pas toujours, à la première lecture ou au vu des différentes adaptations, notamment cinématographiques, la portée réelle.
Pour la plupart d’entre nous, en effet, le personnage de Pinocchio ne présente ni épaisseur ni mystère, sa finalité étant de distraire la jeunesse, au même titre que le Petit Chaperon rouge, Alice, Peter Pan ou la Petite Sirène. Notre connaissance s’arrête aux aspects les plus convenus : le Grillon qui parle, le Renard et le Chat, la Fée bleue et, surtout, le nez qui s’allonge au gré des mensonges.
Cette apparente familiarité avec le burattino, pour employer le joli mot italien qui signifie « pantin », est, en fait, trompeuse. D’abord parce que le public français (c’est moins vrai des lecteurs italiens) ignore souvent le détail précis des aventures de la marionnette, ou en a une vision tronquée, voire déformée. Ensuite, parce que derrière ce déroulement d’épisodes fantaisistes se cachent des significations multiples que les exégètes les plus sérieux – de Benedetto Croce à Italo Calvino, par exemple – s’appliquent, depuis plus de cent ans, à déchiffrer et à commenter. Si Pinocchio n’a pas encore suscité autant d’études et de thèses que La Divine Comédie, c’est surtout pour des raisons d’antériorité : mais, au train où vont les choses, le livre de Collodi aura bientôt rattrapé celui de son illustre prédécesseur.
Il est donc nécessaire de rendre à ce texte fondateur sa place véritable dans l’histoire de la littérature italienne et même dans l’histoire (tout court) du pays. Pour ce faire, il convient de s’intéresser successivement à son auteur, à l’époque et aux circonstances de sa parution, puis à ce qui constitue sa matière, et, enfin, à quelques interprétations plus ou moins inspirées par les commentaires produits depuis sa parution.

Collodi et son temps

Qui était Carlo Collodi, l’auteur de ce fameux livre, dont le nom et l’existence tendent à s’effacer derrière sa célèbre créature et derrière le modeste menuisier qui lui donne vie, le vieux Geppetto ? Au point qu’Italo Calvino choisissait ironiquement pour titre à un article publié pour le centenaire de la parution de l’ouvrage : « Ma Collodi non esiste. »

Carlo Collodi
Carlo Collodi.

Corrigeons immédiatement : Collodi existe bien, même si ce nom n’est pas le sien. En effet, l’auteur des Aventures de Pinocchio s’appelle Carlo Lorenzini et naît à Florence en 1826. Ses parents sont employés chez un aristocrate de la cité toscane, le marquis Ginori-Garzoni, le père en tant que cuisinier, la mère comme couturière et femme de chambre. Celle-ci, Angela Orzali, est originaire d’un petit village de la province de Pistoia nommé Collodi, nom qui servira de pseudonyme à son fils. Carlo, grâce au soutien financier du marquis, commence des études pour devenir prêtre au séminaire de Colle di Val d’Elsa, lieu qu’il quitte cinq ans plus tard pour faire sa rhétorique au lycée de Florence, où il apprend le français.
À dix-huit ans, il devient commis d’une librairie du centre de Florence, ce qui lui permet d’accomplir de vastes lectures.
En 1848, il s’engage, avec son frère cadet Paolo, comme volontaire dans l’armée d’indépendance qui doit libérer l’Italie de la tutelle autrichienne et fonde un journal satirique, Il Lampione, immédiatement interdit.
Il Lampione, 1848Revenu à la vie civile, il reprend son emploi à la librairie Piatti, devient parallèlement agent à la bibliothèque du Sénat et fonde un nouveau journal Lo Scaramuccia (Scaramouche).
Dans les années suivantes, il publie divers ouvrages : un roman, Un Romanzo in vapore, un guide touristique « de Florence à Livourne », une parodie des Mystères de Paris, I Misteri di Firenze, et des articles qu’il signe sous le nom de « Collodi ».
Sa vie va désormais se partager entre son emploi de secrétaire à la préfecture de Florence et ses activités d’écriture, notamment pour les journaux. Sa deuxième pièce de théâtre, L’Onore del marito (L’Honneur du mari), est jouée avec succès.
En 1875, la maison Paggi l’invite à traduire les Contes de Perrault et d’autres de Mmes d’Aulnoy et Leprince de Beaumont sous le titre Racconti delle fate (Contes de fées). Cette expérience le conduit à s’intéresser à la littérature pour enfants. Deux ans plus tard, les frères Paggi lui proposent, pour répondre au développement de la scolarité, de reprendre et moderniser un ouvrage pédagogique, sorte de livre de lecture, nommé Giannetto. Ce sera Giannettino, accueilli très favorablement, puis, dans le même genre, Minuzzolo.

Giornale per i bambini« Storia di un burattino »

En 1881, à cinquante-cinq ans, il prend sa retraite de fonctionnaire préfectoral. Afin de s’occuper et de payer ses dettes de jeu, il accepte de collaborer au Giornale per i bambini que vient de fonder à Rome son ami Ferdinando Martini. Il envoie donc pour publication, le 7 juillet, le premier chapitre de la Storia di un burattino, l’Histoire d’un pantin. Nous possédons la correspondance de Collodi avec Guido Biagi, le rédacteur en chef du journal, auquel il a transmis, au mois de décembre précédent, une série de feuillets accompagnés de ce commentaire : « Je t’envoie cette gaminerie [bambinata], fais-en ce que bon te semble ; mais si tu la publies, paie-moi comme il faut pour me donner envie de continuer. »
Quinze chapitres suivront, après quoi Collodi pensera interrompre son histoire en faisant mourir son héros au moment de la pendaison à une branche du Grand Chêne. Mais les protestations de ses lecteurs le conduiront à reprendre le feuilleton, qu’il poursuivra jusqu’en janvier 1883. Dès le mois suivant, les trente-six chapitres sont réunis en volume et publiés, par l’éditeur Paggi, avec ce double titre : Les Aventures de Pinocchio. Histoire d’un pantin. L’ouvrage est tiré à trois mille exemplaires. L’ingénieur Enrico Mazzanti signe les illustrations en noir et blanc.
D’autres éditions suivront, soigneusement relues et complétées par Collodi. Peu après, il inventera le personnage de Pipi, le « petit singe couleur de rose ». Puis il s’installera chez son frère Paolo, où il mènera une vie rangée. Il mourra à Florence le 26 octobre 1890 et sera inhumé au cimetière de San Miniato.
 

Un journaliste et un républicain

Quelques remarques à propos de cette existence. D’abord pour rappeler que la vocation véritable de Collodi-Lorenzini est le journalisme, qu’il pratique très tôt, avec talent, et qu’il n’abandonnera jamais. Il le dira lui-même : « Le journalisme est semblable à la tunique de Nessus : une fois qu’on l’a enfilée, on ne peut plus l’ôter. » Sa plume est vive, acérée, elle choisit des sujets sociaux ou politiques et croque avec humour ou férocité les travers de la bourgeoisie toscane. Dans cette activité, il sera apprécié au point d’être sollicité par plusieurs journaux. Certaines chroniques et certains portraits seront recueillis en volumes, comme Occhi e nasi (Yeux et nez).

Garibaldi à Palerme, par Giovanni Fattori, 1860 © Institut Matteucci, Viareggio
Garibaldi à Palerme, par Giovanni Fattori, 1860 © Institut Matteucci, Viareggio.

 
Deuxième point, sa jeunesse fut animée par un idéal républicain qui le poussa à s’engager dans la lutte pour l’unité italienne et à militer en faveur du Risorgimento. Par deux fois, il rejoindra les troupes de volontaires pour s’opposer à l’occupant autrichien et accueillera avec joie la proclamation du royaume d’Italie en mars 1861 – même s’il regrettera plus tard le choix de Rome, et non Florence, pour capitale. Voici une phrase tirée du Lampione du 15 mai 1860 : « Aujourd’hui comme autrefois, notre programme est l’Italie, l’Italie une, libre, indépendante. » La nouvelle Italie ne tardera pas, pourtant, à le décevoir, et il ne se gênera pas pour l’écrire.
Troisième élément : ses idées progressistes et ses talents de journaliste ne l’ont pas empêché de mener une vie de modeste fonctionnaire, qui connut de réguliers avancements, une vie de célibataire discret et mélancolique, habitant chez sa mère puis chez son frère, et à qui on ne prête qu’une seule passion, le jeu, qui faillit le ruiner.
Carlo Collodi, "Giannettino"Autre caractéristique, peut-être la plus importante pour notre sujet, l’intérêt de Collodi pour les questions pédagogiques. En 1861, il est nommé membre de la commission chargée de préparer le nouveau dictionnaire de la langue italienne. Devenu traducteur de contes, il s’intéresse de très près à la littérature enfantine, qu’il va contribuer à développer en Italie. Dans ses traductions de Perrault, il ajoute, à la fin de chaque conte, une morale de son cru, du style : « Il ne faut jamais s’arrêter pour parler dans la rue avec des gens qu’on ne connaît pas » (Le Petit Chaperon rouge). Puis viendront les petits manuels destinés aux écoles primaires : Giannettino. Libro per i ragazzi (1877), Minuzzolo. Seguito al Giannettino (1878), et diverses déclinaisons de ces livres.
Ces ouvrages, de facture très moderne, présentés sous forme de dialogues amusants, mettant en scène des personnages vivants, connurent un immense succès auprès des élèves, mais furent accueillis avec davantage de réserve par les instances officielles qui déplorèrent le peu de place accordé à la religion et à la morale. On se souvient que Collodi cite avec humour, au chapitre XXVII de Pinocchio, deux de ses livres utilisés comme projectiles : « Alors les garçons, dépités de ne pouvoir se mesurer corps à corps avec le pantin, imaginèrent de lui lancer des projectiles et, défaisant leurs ballots de livres de classe, se mirent à lui jeter à la figure leurs abécédaires, leurs grammaires, leurs histoires, les Giannettino, les Minuzzolo, les Contes de Thouar, le Poussin de Madame Baccini, et d’autres livres d’école » (pp. 140-141).
"Cuore", de Edmondo De AmicisReste à dire un mot du contexte sociopolitique car, s’il est indiscutable que Les Aventures de Pinocchio réalisent la synthèse des tendances majeures d’un écrivain atypique, elles s’inscrivent en même temps dans une période de renouveau qui va permettre l’éclosion de la littérature enfantine italienne. En 1881, quand le livre est publié, l’Italie existe depuis vingt ans et commence à trouver son équilibre et sa stabilité. Victor-Emmanuel II vient d’être remplacé par Humbert Ier, les relations avec le Vatican se régularisent, et la toute jeune nation paraît sortir de l’enfance.
Ce n’est pas une coïncidence si des ouvrages à finalité didactique et pédagogique commencent à paraître, avec deux titres majeurs : Cuore (Le Livre-Cœur), de Edmondo De Amicis, et Pinocchio, de Collodi. Après avoir vanté les mérites du patriotisme, de la religion, de la famille, les livres et les journaux pour la jeunesse prônent de nouvelles valeurs comme l’émancipation, l’esprit critique, la remise en cause de la tradition.
Le Giornale per i bambini participe à ce mouvement avec le souci d’«élever la production pour l’enfance à la dignité littéraire ». Carlo Lorenzini, dit Collodi, y contribue largement.
 
"Les Aventures de Pinocchio" illustrées par Carlo Chiostri, 1921
« Les Aventures de Pinocchio » illustrées par Carlo Chiostri, 1921.

La portée du conte

Les transpositions ingénues et rassurantes, dans laquelle apparaît un Pinocchio gentil mais un peu niais qui doit apprendre à se méfier des mauvaises fréquentations et ne demande qu’à retrouver le droit chemin, sont sans doute conformes à l’éthique américaine du milieu du xxe siècle, mais assez éloignées de la parabole audacieuse de Collodi, qui nous peint une société dure et la fronde juvénile d’un rebelle devant lutter pour survivre. Ce conte d’apparence légère n’en finit pas d’offrir des significations.
Concluons plutôt par une analyse qui élargit le propos. Elle est due à un historien italien, Alberto Asor Rosa. Pour lui, le succès de Pinocchio, dès sa parution et dans les décennies qui ont suivi, tient au fait qu’il serait la métaphore de l’Italie, de l’« Italia bambina », un peuple-enfant qui, faute de posséder un modèle viril auquel s’identifier, ne parvient pas à passer à l’âge d’homme. Un pays jeune, plein de gentillesse, d’astuce et de bonne volonté, comme le pantin, mais incapable de respecter ses engagements, de tenir ses promesses, de se fixer des règles de conduite rigoureuses, préférant la fantaisie latine à la discipline germanique. Pinocchio, c’est le stéréotype de l’Italien de toujours, sympathique, débrouillard, malin, mais peu fiable et encore moins acharné dans l’effort, obéissant plus au principe de plaisir qu’à celui de réalité.

Pinocchio et Gepetto, illustration de Carlo Chiostri
Pinocchio et Gepetto, illustration de Carlo Chiostri.

L’Italie, pays de la combinazione, ne pouvait que se reconnaître avec indulgence dans ce fugueur libertaire, laïque et espiègle, qui finit, grâce à la chance (la fortuna), par se métamorphoser en fils de bourgeois.
Asor Rosa en concluait que son pays devait corriger son tempérament, se retrousser les manches et accepter de se mettre au travail.
Le message pédagogique de Collodi, inventeur d’une créature qui lui a échappé, comme le pantin échappe au sculpteur qui le confectionne, ne s’adresserait donc vraiment ni aux parents ni aux éducateurs, comme on l’a pensé, mais tout simplement à ses concitoyens qui, au moment où il écrit, venaient d’accéder à l’unité nationale.
On comprend dans ce cas que le livre puisse être devenu, à l’égal de celui de Dante, mais pour d’autres raisons, l’emblème du pays.

Yves Stalloni

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« Les Aventures de Pinocchio », de Carlo Collodi, traduction nouvelle d’Yves Stalloni, « Classiques », de l’école des loisirs.

 
• Télécharger l’intégralité de l’article, comprenant une analyse détaillée des “Aventures de Pinocchio ».
 
Pinocchio à l’écran, par Anne-Marie Baron.
 
« Les Aventures de Pinocchio », de Luigi Comencini, par Philippe Leclercq.

 
Dante, "La Divine Comédie", "Classiques abrégés"

• Étude de « La Divine Comédie », de Dante, par Dimitri Soenen.
 
La Divine Comédie, de Dante, dans la collection « Classiques ».
 

Yves Stalloni
Yves Stalloni

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