« Nous, Princesses de Clèves », de Régis Sauder : relire autrement Madame de La Fayette

« Nous Princesses de Clèves », de Régis SauderDans le cadre du troisième objet d’étude du programme de littérature de la classe de première, « Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle », est prescrit au choix, Le Rouge et le Noir, Mémoires d’Hadrien et La Princesse de Clèves en corrélation avec le parcours, « Individu, morale et société ».
Il ne sera pas ici question d’une séquence proprement dite sur La Princesse de Clèves mais plus d’une proposition de relecture personnalisée de l’œuvre de Madame de La Fayette. À cette fin, le propos visera à montrer l’intérêt d’une « exploitation » du film documentaire de Régis Sauder, Nous Princesses de Clèves (2011).

Présupposés et enjeux du projet cinématographique

Régis Sauder avait envie d’évoquer le « lieu scolaire », mais d’une façon singulière par rapport à la quantité de films traitant du sujet. Sa compagne, professeur agrégée de lettres affectée au lycée Denis-Diderot à Marseille lui suggère alors de s’intéresser à la relation que les « jeunes » entretiennent avec la littérature. La déclaration de Nicolas Sarkozy, lors d’un meeting à Lyon, le 23 février 2006 qui stigmatisait le roman de Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, en le traitant d’« inutile pour une guichetière » sert en quelque sorte d’élément déclencheur au projet de captation documentaire du geste et de la parole adolescente : « Même si la petite phrase n’a pas été le moteur du film, elle a accompagné tout le tournage, entre septembre 2008 et juin 2009. » Ce film documentaire (1 h 9 min), répond ainsi à une forme d’intention politique fondée sur l’idée force selon laquelle, « la littérature c’est possible ».
Nous, Princesses de Clèves n’est joué que par des comédiens amateurs qui n’ont préalablement bénéficié que d’un atelier lecture. Sur le plan spatial, la captation des prises de paroles et des gestes des adolescents se fixe sur plusieurs lieux : le lycée (hall, salle de classe, cours de récréation), la cité (ses abords et un intérieur d’appartement), mais aussi Le musée du Louvre et la Bibliothèque nationale de France lors du voyage à Paris de la classe à la rencontre du manuscrit de leur roman préféré.
Sur le plan temporel, l’action se déroule sur une année, année essentielle puisqu’il s’agit de celle du baccalauréat. Sur le plan narratologique, le film de Régis Sauder ne repose pas vraiment sur une intrigue mais plutôt sur une attente, celle des résultats du baccalauréat. L’essentiel du propos du film documentaire semble en réalité ailleurs. Il s’agit pour le réalisateur de mettre en perspective la possible relation intime entre un texte littéraire et des adolescents d’aujourd’hui non favorisés culturellement.
Le travail du réalisateur a bien sûr commencé bien avant le tournage avec l’activité de lecture préalable de l’œuvre de référence, La Princesse de Clèves, par les élèves sous la direction de leurs professeurs de français. Bien entendu, tous les élèves initialement concernés par l’entreprise n’ont pas été retenus. Au final, quarante ont poursuivi les ateliers de lecture et quinze ont constitué le socle de personnages du film. Comme on peut s’en douter, il s’agit d’un travail de longue haleine. Le réalisateur souligne dans le document d’accompagnement du DVD qu’il a commencé à tourner dès la mise en place des ateliers de lecture pour qu’ils apprennent à mieux se positionner par rapport à la caméra.

« Nous Princesses de Clèves », de Régis Sauder © Shellac Distribution
« Nous, Princesses de Clèves », de Régis Sauder © Shellac Distribution

Une mise en voix qui parle

L’intrigue du roman de Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, se déroule comme on le sait en 1558, à la cour du roi Henri II. Mademoiselle de Chartres, devenue princesse de Clèves après son mariage, rencontre le duc de Nemours. Naît entre eux un amour immédiat et fulgurant, auquel sa mère, Madame de Chartres, la conjure de renoncer. Entre ce récit d’une vie romanesque considéré à juste titre comme un chef-d’œuvre de la littérature française et la somme de micro-récits de vie d’adolescents de la banlieue marseillaise quel rapport peut-il exister ? A priori aucun. Différence d’époque, de mœurs, de classe sociale, tout semble devoir éloigner les élèves de ce texte « résistant ». Or, le film tend à démontrer que, paradoxalement, le pari engagé n’était peut-être pas si risqué que cela. En effet, en mettant en voix le récit de Madame de La Fayette, les élèves tendent à s’approprier un texte qui leur parle presque naturellement sans que les professeurs aient à alourdir les explications préalables. La séquence débutant à 39 min 29 s le met en perspective et justifie un questionnement en classe.
En outre, l’appétence des adolescents pour le texte littéraire met en évidence un principe didactique fort : la transmission passe par le désir de comprendre l’altérité, autrement dit ce qui est autre, qui est a priori éloigné de « mon » quotidien, de « mes » habitudes. La facilité pour un professeur de français pourrait consister à proposer un texte portant sur le quotidien de ses élèves. Or, comme le souligne Armelle :

« Lycée ZEP, moins de culture, des textes à la con, des textes faciles pour des gens comme nous : je déteste ça. »

Ici encore, la séquence filmique débutant à la trente-troisième minute du film autorise une réflexion des élèves

« Nous Princesses de Clèves », de Régis Sauder © Shellac Distribution
« Nous, Princesses de Clèves », de Régis Sauder © Shellac Distribution

Un texte patrimonial qui interpelle paradoxalement

Si l’on approfondit l’analyse du film, on constate que les élèves sont comme portés par le texte de Madame de La Fayette auquel chacun, en fonction de sa personnalité, donne sa propre signification. Chakirina souligne par exemple combien il « kife » le duc de Nemours, ajoutant « parce que c’est un chaud lapin ». Cette parenthèse interprétative amusante refermée, il faut bien convenir que le texte littéraire tend à devenir une forme de médiateur de ses propres émotions et de son propre ressenti. Ainsi le conflit entre la fidélité de la « Belle personne » envers son mari et l’attirance pour le duc interpelle par exemple directement Aurore : séquence du début du film, 5 min 28 s.
Le projet du cinéaste repose sur l’idée – au sens strict – d’une prise de paroles, paroles brutes, paroles sorties du cœur. Or, pour beaucoup des jeunes filles interrogées, comme à la cour d’Henri II, toutes les choses ne sont pas bonnes à dire. À ce titre, dans les plus beaux moments du film, le spectateur peut être sensible à ce pouvoir qu’a le texte littéraire patrimonial, une fois mis en voix, de faire résonner ce que les adolescentes expriment avec un naturel désarmant.
C’est par exemple le cas dans la scène suivante située aux environs de la 41e minute du film où Cadiatou et Chakirina jouent une scène décisive du roman. Mme de Clèves vient de découvrir que son mari jaloux a dévoilé à d’autres courtisans l’amour caché de son épouse. Ici, c’est la question du secret dévoilé qui est mise en scène. Or, cette question reste décisive pour les jeunes filles notamment, qui n’ont pas la possibilité dans le cadre familial d’exprimer leur libre-arbitre et qui en souffrent naturellement. C’est d’ailleurs ce que souligne le professeur de français dans les dernières minutes du film en affirmant que la princesse de Clèves devient « une héroïne de la vérité ».
On comprend dès lors pourquoi les adolescents se sont autant attachés au texte. En effet, pour eux, la question de savoir quelle est pour soi la « vérité vraie » demeure décisive.

« Nous Princesses de Clèves », de Régis Sauder © Shellac Distribution
« Nous, Princesses de Clèves », de Régis Sauder © Shellac Distribution

L’approche mélancolique du monde

Pour autant, si ce film se révèle réjouissant par la liberté de paroles qu’il accorde à des adolescents qui ont en réalité beaucoup plus de choses à dire que ne le prétend la rumeur « réactionnaire », il n’en est pas moins lucide sur la condition de ces jeunes. Cette lucidité étant bien sûr révélée par eux-mêmes. De fait, comme dans le roman de Madame de la Fayette, le récit filmique est teinté d’une certaine mélancolie due à la difficulté d’être soi-même au monde. Par ailleurs, sur le plan scolaire, l’appétence pour le roman ne change pas fondamentalement la donne en termes de résultats.
Le film tire d’ailleurs sa justesse de l’insertion de scènes que l’on pourrait qualifier de scènes d’échec où l’élève est mis en face de ses difficultés. La scène d’examen blanc est ainsi révélatrice d’un mal scolaire profond par rapport auquel la lecture de La Princesse de Clèves n’a représenté qu’une forme de parenthèse enchantée. La scène présentée où Sarah apparaît très en difficulté par rapport à une fable de La Fontaine est par conséquent très intéressante du point de vue des réseaux de significations que ce film met en place. Ici, l’élève est comme prise au piège de ses difficultés et de son absence de travail : séquence qui débute à la 51 min.
Le film de Régis Sauder peut être considéré de deux façons. Superficiellement, on pourrait conclure à un énième reportage sur les maux d’adolescents de banlieue. Tel n’est pas le cas nous semble-t-il. Les prises de vue, les moments musicaux, l’alternance entre scène de jeu théâtral et confession adolescente introduisent de subtils effets d’échos révélant un vrai travail d’orfèvre. Soulignons par ailleurs qu’une des vertus du film reste de sortir des espaces attendus quand on filme le monde scolaire. Il y a ici bien entendu la classe qui est représentée avec de courtes scènes de cours, mais il y a aussi des intrusions dans les appartements des parents. Une intrusion nécessaire, comme l’indique le réalisateur lui-même dans la mesure où les professeurs ont rarement l’occasion de voir ces intérieurs. Plusieurs parents (mère, père) d’origines différentes sont amenés non seulement à s’exprimer sur leurs enfants mais aussi à lire et à interpréter le roman de Madame de La Fayette.
Ainsi, une circulation culturelle semble se mettre en place. Bien sûr modeste, puisqu’elle n’empêchera pas l’échec scolaire d’Aurore, entre autres, mais une circulation culturelle tout de même qui, comme dans L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, tend à rendre la jeunesse plus heureuse au moins le temps de la lecture.

« Nous Princesses de Clèves », de Régis Sauder © Shellac Distribution
« Nous, Princesses de Clèves », de Régis Sauder © Shellac Distribution

Le droit à l’appropriation d’une histoire

Sur le plan didactique, le visionnage séquencé du film par les élèves au cours de la séquence consacrée à l’œuvre de Madame de La Fayette, constitue sans doute un bon moyen de mobiliser et de relancer leur réflexion. En effet, Nous, Princesse de Clèves ouvre une porte que beaucoup d’adolescents pensent définitivement fermée en classe de lycée : en l’occurrence la porte de l’identification. Cette même porte que rend ouvrable dans le cadre privé le recours au jeu de rôles. Car, toute la question reste là pour le « sujet-lecteur », « Qu’est-ce que j’aurais fait à la place de l’héroïne ? » Question très opérante pour le professeur de lettres sur le plan didactique, car justement « vous » n’êtes pas « elle », « vous » ne vivez pas à la même époque, dans le même cadre social.
Pourtant, « vous » avez effectivement le « droit » en tant que lecteur/lectrice d’habiter l’histoire pour « vous » l’approprier. D’ailleurs, dès la publication du roman, les lecteurs ne se sont pas privés de prendre parti dans cette affaire d’héroïsme moral. En 1678, le directeur du célèbre « magazine » littéraire, Le Mercure galant, ouvre une enquête à destination des lecteurs de la bonne société sur l’aveu de Madame de Clèves à son époux. Si l’enquête les a passionnés, elle n’en a pas moins conclu à un avis largement défavorable à la scène conçue par Madame de La Fayette. « L’aveu de Mme de Clèves à son mari est extravagant », dénonce ainsi Bussy-Rabutin. À l’inverse, Fontenelle sera plus enclin à valoriser l’option narrative prise par l’auteure : « Je ne vois rien à cela que de beau et d’héroïque. »
Aussi, serait-il tout à fait opportun de relancer en classe le débat des salons de l’époque de Madame de La Fayette en invitant les élèves à s’y engager ; autrement dit à ne pas simplement considérer l’œuvre littéraire de l’extérieur. Ce qui peut d’ailleurs plus ou moins passer par le principe du jeu de rôles, si l’on essaie de se replacer dans le contexte culturel, social et linguistique d’une époque.
Dans cette perspective, le film documentaire de Régis Sauder constitue un excellent socle de réflexion, dans la mesure où ses protagonistes abordent l’œuvre étudiée avec des partis-pris, des jugements, qui, au fond, ne sont pas moins légitimes que celui de Stendhal qui déclarait dans De l’Amour : « La princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari et se donner à M. de Nemours. »

Antony Soron, INSPÉ Sorbonne Université

 
• Bande-annonce : https://www.dailymotion.com/video/xkzung
• VOD : https://boutique.arte.tv/detail/nous_princesse_de_cleves
Voir également sur le site de « l’École des lettres » :

Les âges de la femme de « La Princesse de Montpensier » à « La Comtesse de Tende ». Lien conjugal et condition féminine au XVIe siècle dans la fiction historique (XVIIe-XXIe siècle), par Auriane Hernandez.
Premières rencontres chez Madame de Lafayette, Crébillon fils, Flaubert et Proust, par Annick Bouillaguet.
Madame de Lafayette : « La Princesse de Clèves ». Étude intégrale, par Yves Stalloni.
Nouveauté de Madame de Lafayette, par François-Marie Mourad.
Entretien avec Bertrand Tavernier à propos de « La Princesse de Montpensier », par Jean-Marie Samocki.
« Les Héritiers », de Marie-Castille Mention-Schaar. Pour un cinéma de résistance, par Antony Soron.

Antony Soron
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