La pratique de la lecture doit être défendue comme une espèce menacée

l-echelle-des-livresIl n’y a jamais eu autant de livres publiés et jamais aussi peu de temps consacré à la lecture. La question n’est donc pas : quels livres mettre entre les mains des élèves ? Mais : quel temps dégager pour la lecture ?

L’heure n’est pas aux débats sur les choix des œuvres données à lire (les programmes sont illusions) mais sur les conditions d’accès aux livres (l’aménagement concret du temps dévolu à la lecture).

Les chiffres sont accablants : le temps passé devant les écrans est en constante augmentation..
.

.

Le temps consacré à la lecture diminue chez tous…
sauf chez les retraités

Certes les jeunes de 15 à 24 ans (source Insee) sont moins devant la télévision que les adultes, mais beaucoup plus devant leurs portables, leurs ordinateurs ou leurs consoles de jeux, voire sur les deux en même temps, télé et ordinateur : au total en 2012, c’était 2h 03 devant la télévision et 1h 20 devant l’ordinateur par jour; le sexe change peu la donne, les garçons passent légèrement plus de temps devant un écran : 3h 57 au total contre 3h 21 aux filles.

Allons plus loin : les enquêtes nous apprennent que le temps consacré à la lecture diminue chez tous, sauf chez les retraités : 8 mn par jour pour les garçons, 10 mn pour les filles (contre près de 45 mn pour les plus de 60 ans). Ce chiffre est à croiser avec les statistiques sur le nombre de livres lus par an : 43% des 15-24 ans ne lisent aucun livre, 30% en lisent moins de 6 (soit en gros le minimum imposé par l’école), 17% en lisent de 6 à 12, 7% de 12 à 24, 4% plus de 24 (source Insee, 2010).

Achevons le tableau en ajoutant que les habitudes culturelles prises durant l’enfance et l’adolescence ne se modifient pas avec le temps et qu’en particulier les pourcentages concernant la lecture sont stables au fil des âges : le socle de 40% de non-lecteurs se maintient tout au long de la vie et les 30% de lecteurs occasionnels aussi.

Lire se suffit à soi-même

Agir en faveur de la lecture, c’est d’abord prendre acte de ces réalités. Imposer des lectures aux élèves en nombre important, à rythme soutenu, en dépit des niveaux et des motivations, c’est tout simplement inciter, hélas, une majorité d’élèves à fréquenter toujours un peu plus Wikipédia et les multiples sites fournissant analyses et résumés. Le but de la lecture n’est pourtant pas de connaître une histoire pour telle ou  telle caractéristique de ses héros ou de la narration, le but de la lecture est dans son acte même, dans l’expérience intellectuelle et émotionnelle que chacun réalise le livre à la main.

La question n’est pas : êtes-vous prêt pour l’analyse (la lecture étant un préalable) ? Mais : qu’avez-vous ressenti à la lecture ? (Lire se suffisant à soi-même.)

Il y a peut-être trop de séances de commentaires en classe, trop de travail sur et autour des textes, et pas assez de séances de lecture. C’est regrettable, surtout qu’au même moment les lectures publiques, lectures théâtralisées, dramatisées connaissent un vrai succès dans le monde culturel : un certain nombre de théâtres en inscrivent à leurs programmes, les bibliothèques municipales en organisent pour les jeunes, de grands acteurs prêtent leur talent.

Une histoire de la lecture publique existe, riche et diverse, depuis les lectures de veillées jusqu’aux lectures de salon en passant par les lectures éducatives. À l’heure où la réforme des rythmes scolaires est en marche, il serait peut-être opportun d’inscrire dans ce temps d’activités périscolaires des plages de lectures collectives, lectures orales, lectures-plaisir encadré par un « grand lecteur ».

 

La lecture n’est plus spontanée ni gratuite

La lecture n’est plus spontanée ; elle n’est plus gratuite. Elle peut cependant prendre un jeune par surprise, là où il ne s’y attendait pas. Ce peut être le cas lors de concours et d’autres prix. Certains élèves peu attirés par les lectures obligatoires et scolaires acceptent contre toute attente de lire pour un concours, de participer à un jury. Belle revanche : ils jugent et ne sont plus jugés à travers un livre.

Ce genre d’opérations, plus fréquente qu’on ne le croit, piloté par l’Éducation Nationale, des institutions privées, ou des revues comme l’École des lettres, est souvent un succès parce que le maÎtre mot est liberté : liberté de participation, liberté de choix, liberté de jugement. C’est autour « d’événements » que l’on peut regagner des lecteurs, à travers des « nuits de la lecture », des lectures intégrales d’une œuvre, des rencontres-lectures ou d’autres manifestations créées de toutes pièces autour du livre.

La pratique de la lecture doit être protégée
comme une espèce menacée

Bref la lecture doit être en partie déconnectée du travail purement scolaire pour espérer attirer et intéresser. Dans l’idéal il faudrait lui rendre  sa fonction historique de divertissement. Jusqu’au début du XXe siècle, lire était l’évasion première : la lecture robinsonnade a enchanté la jeunesse des siècles passées ; du Francion de Sorel (XVIIe) au Jacques Vingtras de Vallés (XIXe), cette jeunesse oubliait les humanités classiques, les versions grecques et latines, les gradus ad parnassum, dans un roman ou un recueil de poésie.

À présent les échappatoires à l’étude sont d’autres natures, et les livres croupissent sur des étagères de CDI, s’entassent bradés pour quelques centimes chez Emmaus, finissent abandonnés dans quelques bibliothèques du troisième âge. L’objet livre doit  peut-être passer le relai à d’autres supports,  tablette,  liseuse…

Quoi qu’il en soit, la pratique de la lecture doit être protégée comme une espèce menacée. Des heures doivent être prévues dans les emplois du temps, des contrats de lectures doivent être conclus avec les élèves, des événements doivent être tenus autour du livre, des initiations à l’usage des e-book et autres liseuses doivent être entreprises, et peut-être qu’à contre-courant, contre vents et marées, les statistiques s’inverseront, et que, suprême victoire, lire passera de  8 à 10 minutes par jour chez les jeunes lors de la prochaine enquête de l’Insee.

Pascal Caglar

.

• Voir le rapport de l’Académie des sciences : L’Enfant et les écrans.

• Les Archives de “l’École des lettres” offrent des milliers de pages sur les moyens d’encourager enfants et adolescents à la lecture, en classe comme à la maison : consultez-les.

Pascal Caglar
Pascal Caglar

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *