Walt Disney : où sont passés les animaux ?

Foin d’anthropomorphisme et disparition des espèces : le règne animal décline jusque dans les films Disney. Une étude du Muséum national d’histoire naturelle sur les productions de 1937 à 2010 conclut à une régression nette de la biodiversité, mais aussi de la représentation de la nature. Quid de la sensibilisation ?

Par Philippe Leclercq, professeur de lettres spécialisé dans le cinéma

Foin d’anthropomorphisme et disparition des espèces : le règne animal décline jusque dans les films Disney. Une étude du Muséum national d’histoire naturelle sur les productions de 1937 à 2010 conclut à une régression nette de la biodiversité, mais aussi de la représentation de la nature. Quid de la sensibilisation ?

Par Philippe Leclercq, professeur de lettres spécialisé dans le cinéma

Les animaux ne sont plus ce qu’ils étaient. Ou plutôt, apprend-on au détour des pages de À l’aube de la 6e extinction, l’important ouvrage de synthèse sur le déclin de la biodiversité de Bruno David (Grasset, 2021), que ceux-ci ne se trouvent plus là où on avait coutume de les rencontrer. Le président du Muséum national d’histoire naturelle, ci-devant paléontologue et biologiste marin, veut ici parler du microcosme merveilleux de Walt Disney. Diantre ! Non seulement on les dit, pour un certain nombre, menacés de disparaître de la surface du globe en raison de la nocivité de l’action humaine sur leurs écosystèmes, mais les animaux auraient déjà été fortement escamotés des écrans.

Épuisement disneyen de la biodiversité

Cette très sérieuse assertion, Bruno David l’emprunte à une étude (non moins sérieuse), conduite en 2014 par une équipe de chercheurs du Muséum et portant sur la représentation de la nature dans soixante longs-métrages d’animation produits par les célèbres studios américains (période Pixar comprise) entre 1937 (Blanche-Neige et les sept nains) et 2010 (Raiponce). Deux angles d’approche ont guidé leur travail : occurrence des scènes en décors naturels (durée filmique, enjeu narratif…) et complexité de leur représentation (diversité animale visible à l’écran, à l’exception des animaux personnages principaux).

Le résultat est stupéfiant, tant il semble être passé inaperçu à nos yeux aveugles, un peu à la manière de la diminution progressive des oiseaux dans nos villes et nos campagnes. En soixante-dix ans, on assiste dans le monde enchanté de Walt Disney à un épuisement pur et simple de la biodiversité. La nature, alors présente à hauteur de 80 % dans les récits des années 1940, n’occupe plus que 50 % de leur durée au début des années 2000. Les années 1980-1990 sont même particulièrement néfastes à sa représentation puisque les histoires n’offrent plus guère d’occasions à ses personnages (et à son jeune public) de se mettre au vert (une couleur qui va, du reste, s’appauvrissant).

Quasiment plus aucune scène d’extérieur ne se déroule dans un cadre naturel à l’image des Oliver et Compagnie (1988), Aladdin (1992), Le Bossu de Notre-Dame (1996), ou encore Monstres et compagnie en 2001 et Ratatouille en 2007. Tandis que Blanche-Neige ou Pinocchio (Pinocchio, 1940) étaient entourés respectivement de vingt-deux et vingt-six espèces animales, Mulan (1998) n’en compte que six, Lilo et Stitch sept (2002), Les Indestructibles une seule (2004) et Chicken Little… zéro (2005) !

Déconnexion avec la nature

Alors même que le discours ambiant portant la nécessaire protection des espèces en danger ne cesse de croître (formant ainsi une courbe qui croise celle dramatiquement déclinante de la présence animale sur terre), on assiste à une raréfaction et à une simplification de la représentation de la nature dans les dessins animés de Walt Disney, pourtant propices à sensibiliser et à éduquer massivement les (très) jeunes enfants. Que se passe-t-il ? Comment expliquer ce paradoxe ?

Le résultat de l’étude vient, au fond, vérifier l’idée selon laquelle l’urbanisation du mode de vie occidentale et le puissant attrait générationnel pour les nouvelles technologies privent les individus d’une expérience avec la nature. Certains chercheurs américains parlent depuis longtemps d’« amnésie environnementale générationnelle » (Robert M. Pyle, 1999) ou « d’extinction de l’expérience » (Peter H. Kahn, 2002). Ou encore de « nature deficit disorder » (que l’on pourrait traduire par « trouble déficitaire lié à une carence en nature ») que le journaliste Richard Louv définit dans son célèbre livre-enquête Last Child in the Woods datant de 2005 (traduit depuis peu en français sous le titre Une enfance en liberté, éd. Leduc).

Les enfants, en rompant progressivement avec la nature, en jouant moins dans les prairies et les forêts, en s’inventant moins d’aventures dans les hautes herbes et en ne construisant plus de cabanes, se construisent différemment. Or, c’est précisément sur la relation des enfants avec le monde naturel, constituant de leur identité et de leurs rêves, que se fonde l’hypothèse des chercheurs du Muséum. Sachant que ceux-là vivent de plus en plus à l’écart de la nature, leur imaginaire à l’âge adulte sera d’autant moins prompt à convoquer des « exploits » qu’ils n’auront pas vécus.

La déconnexion des dessinateurs de Walt Disney peut ainsi expliquer en partie leurs choix de représentation (ou absence de représentation) de la nature et des animaux qui la peuplent. En partie, bien sûr, car il serait naïf de penser que ceux-là ne sont pas guidés par quelques effets d’aubaine propres à satisfaire l’appétit financier de la Walt Disney Compagny. L’univers du conte traditionnel, prodigue en décors naturels (forêts, champs, cours d’eau, prairies…), n’est plus aussi « porteur » (comprendre rémunérateur) que jadis. De même, il serait excessif de croire que l’unique contact de leur jeune public avec la nature se limite à leurs seules images simplifiées.

Disney comme moyen d’alerter

Si on a tout lieu de regretter avec les chercheurs du Muséum que les films analysés participent à leur échelle à l’extinction de l’expérience des générations futures, on peut néanmoins se réjouir de voir rebondir de temps à autre la diversité animale dans des œuvres aussi différentes que Le Monde de Nemo (2003) ou Frère des ours (2003), et leurs vingt et dix-sept espèces respectives. De plus, ici, comme dans Le Lorax en 2012 (produit par les studios Universal, cette fois), le discours engagé sur la protection des espèces prévaut. Un discours auquel les scientifiques du Muséum, chargés de la conservation de la nature, répondent en alertant de manière astucieusement décalée.

Leur étude sur le monde « enchanté » de Walt Disney constitue un moyen pertinent, sinon ludique, d’envisager l’inquiétante question de la déconnexion de l’être avec le vivant. Elle satisfait au double enjeu pédagogique (préventif) de la transmission des connaissances : expliquer sans se renier (sans trop simplifier) et sans ennuyer (son public). Elle ouvre des perspectives de communication scientifique en rapport avec la capacité de compréhension des plus jeunes concernant l’urgente question du déclin de la biodiversité en général et des populations animales en particulier.

P. L.

Ressources

Bruno David, À l’aube de la 6e extinction – Comment habiter la terre, éd. Grasset, 2021.

Anne-Caroline Prévot-Julliard, Romain Julliard et Susan Clayton, Historical evidence for nature disconnection in a 70-year time series of Disney animated films, Public Understanding of Science, 2014 (en ligne).

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq