Philippe Jaccottet dans la "Bibliothèque de la Pléiade", lumineux et simple

Philippe Jaccottet à Grignan
Philippe Jaccottet à Grignan

Entrer dans la « Pléiade » de son vivant est à la fois une consécration et un défi. La prestigieuse collection donne, comme bien des œuvres complètes, le sentiment d’enfermer l’auteur dans un mausolée. C’est d’autant plus vrai quand tous les textes de l’écrivain paraissent.
Tel n’est pas le cas pour Philippe Jaccottet. On trouvera dans ce volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » une large sélection de ses textes, la majeure part de son œuvre poétique, de ses carnets parus sous le titre La Semaison (à l’exclusion du dernier paru au printemps dernier chez Le Bruit du temps et non repris dans ce recueil) et quelques textes épars, dont Truinas, bel hommage à son ami André du Bouchet que Jaccottet voit enterrer en avril 2001, ou deux discours de remises de prix.

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Un poète et un traducteur

Partons de là. Pas tant pour évoquer ces cérémonies mais une rencontre fondatrice, parmi celles qui compteront. Philippe Jaccottet a seize ans quand il entend Gustave Roud, poète suisse, traducteur de Hölderlin et de quelques autres auteurs de langue allemande, tenir le discours de remerciement pour un prix : « Il terminait en disant que celui qui n’avait pas entendu chanter, après une nuit de marche, l’alouette annonçant le réveil d’un monde plus pur que son chant, ne comprendrait probablement pas ce qu’était la poésie. » Cette phrase, poursuit Jaccottet, le traverse « comme une flèche ». La vocation est née dont rien ne le détournera.
Après ses études de Lettres à Bâle, Jaccottet quitte la Suisse, vit un temps à Paris où il côtoie le deuxième maitre de sa jeune existence, Francis Ponge. Mais il s’éloigne de nouveau et choisit Grignan, à la fois pour des raisons matérielles et intellectuelles. Il ne veut pas dépendre d’un milieu littéraire, subir les influences dont on sait qu’après la guerre elles sont contradictoires et parfois polémiques. Il continue d’écrire pour des revues, donne des recensions qui figureront dans divers recueils absents de cette édition, comme L’Entretien des muses. Il n’est pas absent des débats littéraires ; il est ailleurs.
Le métier de traducteur bientôt choisi lui donne la distance indispensable. Il peut vivre loin, aussi bien dans l’espace que dans le temps. On le connaît comme l’infatigable traducteur de Musil, qu’il a eu du mal à imposer au début, comme celui de Rilke, mais sa traduction de l’Odyssée fait référence et il a ordonné la publication de Hölderlin en “Pléiade”, et accompagné celle d’Ungaretti, grand poète italien qui l’a beaucoup marqué.
 

Un désir de partir de l’humble, de l’essentiel, pour en faire objet de poésie

Traduire, se faire passeur d’une autre langue est le meilleur moyen de forger la sienne. Ainsi devons-nous comprendre le travail de Jaccottet. Il n’affirme jamais, tâtonne, essaie. Un peu comme dans la traduction qui suppose des brouillons, oblige à la nuance, exige la recherche du mot juste.
La poésie de Jaccottet se lit souvent dans les titres qu’il donne à ses recueils : BeauregardObservations anciennesLa Promenade sous les arbres. Il s’agit d’abord de regarder, de sentir, de se laisser aller à l’émotion qui guidera l’écriture. Comme Ponge, il prend dans la nature qui l’entoure la matière de ses poèmes. Chants d’en bas révèle parmi d’autres titres ce désir de partir de l’humble, de l’essentiel, pour en faire objet de poésie.
 

Une poésie sobre, sans effets, presque trop discrète en apparence

La Semaison, nom qu’il donne à ses carnets et dont il rappelle à chaque publication la définition du Littré (« dispersion naturelle des graines d’une plante ») donnent la matière des poèmes en vers, vers rimés puis libres, voire fragments. Jaccottet s’inspire de ses lectures, de la musique qu’il écoute, de la peinture et c’est l’arrière-plan d’une poésie sobre, sans effets, presque trop discrète en apparence.
Le poète se tient à l’écart et en ce siècle furieux, marqué par l’héritage de Rimbaud, par l’empreinte des surréalistes, par la tradition engagée, il n’est pas le plus audible. Mais pour lui le mystère n’est pas dans l’éclat, dans l’excès ou la démesure. Il est dans « La servante au grand cœur » de Baudelaire, si limpide et si complexe ; il est dans les haïkus dont la lecture va fortement l’influencer, modifier sa perception du banal et de l’événement. Il est dans l’œuvre de Mandelstam qui le bouleverse. Or le poète russe, avant d’écrire l’épigramme contre Staline qui l’enverra à la mort, est le poète de l’illumination soudaine, de la beauté fugitive, et non un poète révolté, en guerre contre un système totalitaire.
Pourtant, cette poésie attire, magnétise, a plus de force que bien des vers vengeurs écrits en rafales.
 

L’homme des contrastes qui s’équilibrent

Jaccottet est l’homme des contrastes qui s’équilibrent : après L’Obscurité, seul récit qu’il ait écrit et qui évoque un moment de plongée dans la souffrance et l’absence, vient Airs, poèmes limpides et lumineux. La présence de la mort, fréquente, notamment dans des recueils comme Ce peu de bruits, qui évoque des amis disparus, est contrebalancée par un hymne à la nature, aux oiseaux, aux fleurs les plus fragiles, telles ces violettes qu’il observe cachées sous des outils de jardinage, devant sa maison.
Certaines œuvres rassemblées donnent le sentiment qu’on est face à un bloc, un ensemble intangible. Tel n’est pas le cas avec cette édition bien conçue (le poète a fait les choix de textes) bien commentée par des spécialistes qui écrivent clair et simple, donnent accès à chaque recueil avec le minimum de commentaires qui donne envie d’en savoir plus. On voyage parmi ces textes ou plus exactement on chemine sur des sentiers qui rappellent Grignan, cette Provence naissante et lumineuse qu’on a soudain envie de traverser, ce livre en main.

Norbert Czarny

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• Philippe Jaccottet, “Œuvres”, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1728 p., 2014.
• À signaler deux émissions remarquables dans les archives de la Radio télévision suisse : Philippe Jaccottet et Poésie et nature.
• Entretien inédit avec Philippe Jaccottet sur ce site (mars 2000 et février 2012).

• « Taches de soleil, ou d’ombre », de Philippe Jaccottet : des pages pour respirer, par Norbert Czarny.
• Philippe Jaccottet, par Jean-Luc Bertolin.
• Situation de Philippe Jaccottet, par Christian Ferré.

Norbert Czarny
Norbert Czarny

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