Rencontre avec Maryline Desbiolles. Un projet culturel et artistique en classe de seconde

"Aïzan", de Maryline DesbiollesComment la lecture en réseau permet-elle de favoriser, tout au long de l’année, la construction d’une bibliothèque intérieure
Comment les lectures s’articulent-elles les unes par rapport aux autres, autour de projets culturels, comme, par exemple, la création d’un jeu de sept familles ou l’écriture d’une nouvelle collective ?
C’est l’expérimentation de ces démarches avec une classe de seconde appelée à rencontrer Maryline Desbiolles dont rend compte cet article. Les transpositions qu’il pourra inspirer avec des classes de collèges comme de lycées seront présentées sur ce site.
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Point de départ : deux romans de M. Desbiolles : “Aïzan” et “La Seiche”

Aïzan conte l’arrivée d’une petite fille tchétchène à Nice, dans le quartier de l’Ariane ; un tissage avec la mythologie grecque est réalisé tout au long du récit.
"La Seiche", de Maryline DesbiollesDans le second roman, Maryline Desbiolles prépare une seiche pour des invités et se laisse aller à des digressions, des souvenirs d’enfance en Italie, des réflexions autour des arts.
Le caractère parfois déroutant de ces œuvres, leur appartenance à plusieurs genres (roman ? essai autobiographique ? poésie ?), ont permis d’engager une réflexion avec les élèves sur ce qui les arrêtait ou leur échappait.
Les élèves ont aussi été amenés à lire d’autres récits de Maryline Desbiolles : Les Draps du peintre (2008), La Scène (2010), Manger avec Piero (2004), Une Femme drôle (2010) et Le Printemps de Guerlain (2006).
Des activités d’écriture créatives et inventives, telles qu’une nouvelle collective, ou la constitution d’un musée imaginaire, ont été réalisées autour de sept ouvrages dans le cadre de cette rencontre avec l’auteur.
 

L’écriture d’une nouvelle collective

Après avoir livré leurs impressions personnelles sur les œuvres de Maryline Desbiolles dans des cahiers de lecture, les élèves ont été invités à s’approprier les processus d’écriture de La Seiche, grâce à une écriture mimétique.
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Première étape d’écriture collaborative
Les élèves ont rédigé, collectivement, une nouvelle intitulée La Recette de la Raie aux poireaux, en s’inspirant de l’originalité de l’organisation et du style du roman. Il s’agissait en effet d’écrire « à la manière de » Maryline Desbiolles et d’élaborer une sorte de « palimpseste » de son œuvre. Les élèves se sont ainsi nourris de l’œuvre et approprié son style grâce à un écrit plus inventif permettant d’approfondir la lecture littéraire.

"La Raie" (1725-1726), de Jean Siméon Chardin, Musée du Louvre
“La Raie” (1725-1726), de Jean Siméon Chardin,
Musée du Louvre

Afin de mener à bien ce travail d’écriture, un tableau, La Raie, de Chardin, leur a été projeté. Des trinômes ont été constitués. Après s’être mis d’accord entre eux, chaque élève devait prendre en charge la description d’un détail du tableau : la raie, le chat, les poireaux et les huîtres ou la partie représentant des objets (draps, ustensiles de cuisine, etc.).
Une fois ce premier travail d’écriture effectué, les trinômes devaient produire un texte cohérent avec les trois descriptions effectuées individuellement.
À la séance suivante, les élèves devaient reprendre leur texte avec une consigne supplémentaire, en prenant en charge un détail du tableau, à la manière de Daniel Arasse. Deux sujets leur ont été proposés.
Le premier sujet était une description poétique d’une partie du tableau, en imitant le style d’écriture de Francis Ponge dans son poème, « L’huître » : les élèves ne devaient alors pas nommer immédiatement l’objet de la description, mais le dévoiler à la fin de leur texte et opérer des rapprochements métaphoriques et sémantiques.
Le deuxième sujet portait sur une description sensorielle d’un ou deux éléments du tableau : description olfactive, visuelle et tactile de la raie, description auditive du chat.
Puis, le travail a été retranscrit à l’ordinateur par le professeur et redistribué aux élèves. Toutes les propositions ont été refondées en un seul texte proposant une critique d’art du tableau de Chardin. Les élèves ont ainsi reconnu, dans ce texte collectif, une ou plusieurs phrases de leur texte initial.
 
Deuxième étape : insérer des digressions
La deuxième étape du travail d’écriture collaborative a été d’insérer des digressions au sein de cette description picturale, à la manière de Maryline Desbiolles.
Maryline Desbiolles, photo d'Hella Feki
Maryline Desbiolles, photo d’Hella Feki

Un groupe a pris en charge l’écriture de souvenirs d’enfance, sur le mode autobiographique, autour de la préparation d’un plat de raie aux poireaux par la grand-mère. Un autre groupe a recherché une recette de raie aux poireaux : chaque étape de la recette est devenue un chapitre de la nouvelle, comme pour La Seiche de Maryline Desbiolles.
Les élèves ont ensuite raconté leur préparation de la recette de la raie aux poireaux : les conditions pour cuisiner, la préparation des ingrédients, les sensations éprouvées lors de cet instant culinaire, etc. Un troisième groupe a établi des liens entre l’art de disposer des couleurs sur la toile et l’art d’associer des aliments en cuisine ou de dresser une table (ce que Maryline Desbiolles désigne comme l’essence de la tavola, qui signifie, en italien, à la fois « toile » et « table ».)
Un quatrième groupe a fait ressurgir des souvenirs d’enfance en Italie. Un cinquième groupe a cherché à écrire les passages permettant de relier le récit de la recette de cuisine et la description du tableau de Chardin. Et enfin, un dernier groupe a inséré une recette autour de la préparation des huîtres.
Recette de la raie aux poireaux : télécharger le pdf.
Ainsi, nous avons retrouvé au sein de cette nouvelle un tissage entre des œuvres, et une volonté de mobiliser une culture littéraire et humaniste permettant de construire une interprétation du tableau.
 

« Tout d’un coup… un léger bruit de pas ainsi qu’une assiette cassée Puis, le miaulement strident et horripilé de mon chat qui vient encore une fois me déranger dans mon petit monde culinaire. Roulant ses grands yeux exorbités, il se tient crispé sur le plan de travail, contemplant le fruit de sa maladresse, les entrailles visqueuses de la raie se répandant misérablement sur le sol carrelé, entre les morceaux d’assiette brisée.
Sa curiosité le poussant sans cesse sur le seuil de la cuisine d’où sortent toutes sortes d’odeurs enivrantes, j’ai depuis longtemps cessé de m’en préoccuper. Je le laisse simplement divaguer à son aise pour assouvir son insatiable soif de découverte. Quand je cuisine, en général, je préfère être seule, mais une présence animale ne me gêne pas.
Je l’éloigne simplement de la zone sinistrée pour éponger le foie, cervelle et autres intestins, prenant garde de ne pas me blesser sur les brisas de céramique, me remémorant, en voyant son air affolé, le pauvre chat de la toile de Chardin.
J’imagine alors l’horripilant crissement qui me serait parvenu. Telle la craie grinçant sur le tableau, je crois reconnaître les griffes du chat sur la coquille rugueuse d’une huître. La curiosité est un vilain défaut. »

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Prolongement créatif et ludique autour des ouvrages de Maryline Desbiolles

Les élèves de cette classe de seconde ont également créé un Powerpoint, diffusé ensuite sous la forme d’un livre de poche, rassemblant toutes leurs représentations de sept ouvrages de l’écrivain. Deux d’entre eux, Aïzan (2006) et La Seiche (1998), avaient été lus par l’unanimité de la classe. Les cinq autres ouvrages proposés à la classe en lecture cursive, au choix, étaient : Les Draps du peintre (2008), La Scène (2010), Manger avec Piero (2004), Une Femme drôle (2010) et Le Printemps de Guerlain (2006). Les élèves devaient choisir leur troisième lecture parmi ces romans
Cette troisième œuvre devait ensuite être associée, dans leur cahier de lecture puis sur un Powerpoint, à un tableau de leur choix : « Si le roman de Maryline Desbiolles était un tableau, ce serait… ». Les élèves ont travaillé sur la réception de l’image.

"Si “La Seiche" était un tableau, ce serait “Nature morte au panier ou La Table de cuisine", de Paul Cézanne car... Photo d'Hella Feki
“Si “La Seiche” était un tableau, ce serait “Nature morte au panier ou La Table de cuisine”, de Paul Cézanne car…
Photo d’Hella Feki

La visée de ce projet était de leur montrer que la lecture d’un tableau se rapproche de l’interprétation que l’on peut faire d’une œuvre. La liste des ouvrages de Maryline Desbiolles comme lectures cursives n’a pas été établie au hasard, puisqu’il s’agissait de romans ayant pour univers la peinture et la dimension esthétique de l’œuvre.
Les élèves se sont ainsi intéressés à l’histoire des arts, élément essentiel de l’enseignement des Lettres, au lycée comme au collège. Ils se sont constitués un petit musée imaginaire, et ont développé une compétence essentielle : tisser des liens entre les œuvres  littéraires et artistiques pour mieux les comprendre.
Les élèves devaient donc analyser le tableau associé à cette troisième œuvre, et expliciter les liens perçus, en s’aidant des entrées suivantes :
«  Si le tableau était une émotion, ce serait… »
« Si le tableau était un son, ce serait… »
« Si le tableau était une mélodie, ce serait… »
« Si le tableau traduisait des bruits, ce serait… »
« Si le tableau diffusait une odeur, ce serait… »
« Si le tableau traduisait dix mots, ce serait… »
« Si le tableau était un poème de quatre vers, ce serait… »
 
Alessandro Botticelli (1445-1510), « Le Printemps », Musée des Offices, Florence
Alessandro Botticelli (1445-1510), « Le Printemps », Musée des Offices, Florence

 
Exemple de production

« “Le Printemps” de Botticelli est mis en avant dans “Le Printemps de Guerlain”, où Maryline Desbiolles analyse chaque détail de l’œuvre pour l’associer aux parfums Guerlain.
Si Le Printemps de Botticelli était une mélodie, il serait Printemps de Vivaldi, tout simplement parce que le compositeur, sans le savoir, a su donner vie au tableau, pour que les bourgeons éclosent, qu’une brise printanière s’élève, pour que les nymphes dansent.
Si Le Printemps était une odeur, il aurait la fragrance de la fleur d’oranger, cet arôme si doux, qui rappelle le soleil et la douceur, qui parfume les mets délicieux du printemps.
Si Le Printemps était une émotion, il refléterait l’allégresse, la joie qui nous rempli à l’arrivée du printemps, l’euphorie, qui réveille l’été et endort l’hiver, l’exaltation qui anime le cœur des muses du tableau.
Si Le Printemps était un son, il serait le chant de l’hirondelle, qui annonce le printemps, et que l’on croirait presque deviner en fond musical de la toile de Botticelli.
Si Le Printemps était un suite de mots, il serait combinés en quatre vers :
Les hirondelles sont venues ce matin,
Le printemps a effacé mon chagrin.
Dès l’aube, il a égayé la journée,
De son chant précieux, il m’a enchantée. »

 
Cartes_Maryline_Desbiolles
 
 
 
Puis, les élèves ont élu six tableaux pour chaque roman de Maryline Desbiolles, et ont, ainsi, créé un jeu de sept familles, correspondant aux sept représentations picturales des sept romans lus dans la classe.
 
Télécharger le jeu des sept familles.
 
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La pédagogie de projet. Comment ces lectures en réseau se sont-elles inscrites dans les séquences de la classe de seconde ?

La découverte de ces deux projets par Maryline Desbiolles a permis des échanges fructueux avec les élèves autour de son œuvre et de sa conception de la littérature, de l’écriture, mais aussi des arts, qu’ils soient picturaux ou culinaires.
L’organisation du cours par projet avec, à la clé, la rencontre avec l’écrivain, a été un élément moteur car l’image des élèves était en jeu. Ils ont ainsi développé de nombreuses compétences d’analyse et de construction interprétative collective, tout en prenant en compte leurs sensibilités individuelles et sont devenus plus autonomes.
L’efficacité du travail en groupe, la mise en structure d’éléments conceptuels a surtout été possible grâce à l’insertion du cours par projet dans la progression annuelle. Les séquences ont été construites afin d’amener les références utiles :
La poésie de la laideur : Le Beau est-il ce qui plaît ? La réflexion a essentiellement porté sur le registre esthétique, le fait « d’apprivoiser un texte opaque, bizarre, insolite ». Nous en avons profité pour travailler sur la description à travers le thème du memento mori (importance de la « nature morte » dans les textes de Maryline Desbiolles, dans La Seiche et La Scène principalement ; liens avec des poèmes de Ponge : « La crevette », « L’huître », « Le pain »), lien avec des tableaux représentant des « natures mortes ». Les élèves ont ainsi pu s’interroger sur leur approche esthétique de la littérature.
Le récit autobiographique : La Seiche a été donnée en lecture cursive également dans une séquence sur le récit autobiographique. Certains passages ont fait l’objet de lectures analytiques en classe. Les élèves ont ainsi travaillé sur le lien entre nourriture et souvenir.
L’altérité dans  l’argumentation et le travail de l’écrivain : ces deux objets d’étude ont été croisés avec l’étude d’Aïzan, roman plus « classique », avec des personnages, un cadre géographique. On en retrouve des passages dans C’est pourtant pas la guerre : les mises en relation entre les deux textes ont été le sujet d’une réflexion sur les brouillons de l’écrivain et les réécritures.
 

"La Cène", fresque de Léonard de Vinci (1452-1519) réalisée entre1494 et 1498 pour le réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan
“La Cène”, fresque de Léonard de Vinci (1452-1519) réalisée entre1494 et 1498
pour le réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan

 
Tout au long de ces séquences, les élèves ont mené une réflexion sur l’histoire des arts. Nous en avons profité pour étudier des mouvements et périodes artistiques comme la Renaissance, le Baroque, l’art contemporain ; et pour dresser des « portraits d’artistes », comme celui de Jean-Pierre Pincemin dans Les Draps du peintre, grâce au travail à réaliser dans le cadre de l’élaboration du jeu des sept familles.
À travers le roman La Scène, par exemple, les élèves ont travaillé sur une œuvre artistique en réseau : le topos de « La Cène » et toutes les représentations du dernier repas du Christ, de Léonard de Vinci au Pérugin. Ils ont également analysé toutes les scènes de printemps possibles, comme celle de Botticelli, à travers l’ouvrage Le Printemps de Guerlain.
La conduite de plusieurs séquences avec un fil directeur : la lecture en réseau d’œuvres d’un auteur, nous a semblé intéressante en raison de leur conjonction. Ainsi, les séquences du professeur se construisaient en fonction du projet et des compétences à développer.
Ce type de projet fédère la classe. L’engagement collectif ne peut exister que sur la mise en commun des engagements individuels. Les élèves ont pris conscience des compétences développées, et ont porté un regard sur eux-mêmes et sur les autres. Ce travail a uni la classe : il a créé une conscience affinée du rôle du langage et a élargi la culture humaniste des élèves.

Hella Feki

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Du cahier de lecture au blog, autour de l’œuvre de Maryline Desbiolles, par Hella Feki.

• Les romans de Marylines Desbiolles à l’école des loisirs.

• Aïzan, et Lampedusa, de Maryline Desbiolles, par Norbert Czarny, dans les Archives de l’École des lettres.
Ceux qui reviennent, de Maryline Desbiolles, par Norbert Czarny. 
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Hella Feki
Hella Feki

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